GYÖRGY TVERDOTA

ATTILA JÓZSEF ET LE CANON LITTERAIRE HONGROIS

Si la littérature hongroise n'occupe pas encore au sein de la littérature universelle la place qu'elle mériterait, c'est entre autres parce que nous sommes une nation de poètes: les œuvres les plus représentatives de notre littérature appartiennent à la poésie, laquelle, on le sait, est étroitement liée à la langue, et de ce fait, se montre souvent rebelle à la traduction. La prose hongroise compte plus d'un chef d'œuvre et nos efforts visant à les faire connaître sont loin d'être négligeables. En ce qui concerne la poésie, malgré les énormes difficultés de notre tâche, nous ne pouvons pas renoncer à tenter l'impossible. Si certains de nos classiques ont déjà été présentés au public étranger, nos poètes modernes ont plus rarement eu cet honneur: néanmoins, des recueils de poèmes choisis d'Endre Ady, de Lajos Kassák, de Gyula Illyés et d'Attila József ont déjà vu le jour en traduction française.

En outre, plusieurs anthologies ont permis au public francophone de se faire une idée de notre poésie contemporaine. A cet égard, l'Anthologie de la poésie hongroise de Ladislas Gara a joué un rôle de premier ordre en lui faisant connaître le canon littéraire hongrois. Un autre ouvrage de référence, Le symbolisme en Hongrie d'André Karátson lui a révélé la première grande vague de la modernité hongroise, représentée, en l'occurrence, par les auteurs groupés autour de la revue Nyugat (Occident). Dans le présent ouvrage, nous tentons d'aborder cette poésie par un autre biais: notre anthologie présente à la fois les poèmes d'un seul auteur et une sélection de poèmes dus à ses contemporains.

C'est donc l'œuvre d'Attila József (1905–1937) qui constitue le noyau de notre livre. Mort à l'âge de 32 ans dans des circonstances tragiques, ce poète dont nous célébrons le centième anniversaire de la naissance au mois d'avril de cette année est, sans nul doute, l'une des figures les plus éminentes de la poésie hongroise du XXème siècle: l'occasion de son centenaire et son importance dans notre littérature justifient la place centrale que nous lui accordons ici. Ses grands prédécesseurs, ses maîtres et ses pairs, ses rivaux et ses disciples l'entourent à la façon des personnages secondaires d'une statue. Certes, un poète comme Endre Ady a joué, au début du XXème siècle, un rôle tout aussi éminent que Attila József dans la période de l'entre-deux-guerres, mais ici, étant donné le point de vue que nous avons adopté, il figurera avant tout comme son précurseur. En même temps, nous avons tenu à ce que les contemporains d'Attila József soient illustrés par leurs poèmes les plus représentatifs. En effet, semblable en cela à tous les créateurs, Attila József ne constitue pas un cas unique et isolé: les poètes forment des courants ou des écoles, apparentés ou antagonistes: notre ambition consiste à présenter ce grand poète dans la dynamique de la poésie hongroise contemporaine.

De 1906, année de la parution de son recueil intitulé Poèmes nouveaux, jusqu'en 1930, le prestige d'Endre Ady (1877–1919) allait croissant pour s'imposer ensuite façon indiscutable. La revue Nyugat, fondée en 1908, et le courant qu'elle représentait, accordaient une nette priorité à sa poésie. S'opposant au conservatisme étroit qui s'inspirait de façon unilatérale des traditions nationales, cette revue et ses représentants se mirent, dans un premier temps, au service de la modernité, de l'esthétisme, de l'art pour l'art et de ce qu'on appelait à l'époque la décadence.

Au début des années vingt, à l'aurore de sa carrière littéraire, c'est son exemple, celui de la modernité, que suivit Attila József. Ses premiers poèmes dénotent nettement l'influence d'Ady dont il cherche manifestement à reproduire les gestes et les manières… Mais il comprit très vite que le langage symboliste de son grand prédécesseur était à ce point original qu'en imitant sa poésie il se condamnait nécessairement à jouer les épigones. Sans rejeter totalement son influence, il marqua alors ses distances vis-à-vis de la poésie d'Ady. Cependant, après la mort d'Attila József, la critique l'a souvent rattaché à Ady, dont les tendances poétiques, tout en étant parfaitement conciliables avec les exigences d'un esthétisme à l'occidentale, se montraient politiquement plus engagées que celles de ses alliés contemporains. Les critiques sociaux-démocrates, qui se réclamaient de l'héritage de Petôfi et d'Ady, n'hésitèrent pas à revendiquer pour eux-mêmes l'œuvre d'Attila József et à parler d'une «lignée» allant de Petôfi à Attila József, en passant par Ady et groupant les poètes progressistes de gauche. La politique culturelle de la démocratie populaire adopta officiellement ce point de vue et assigna, jusqu'en 1989, année du changement de régime, le place de chaque poète en fonction de sa plus ou moins grande proximité par rapport à cette ligne principale.

Cependant, la primauté d'Ady était contestée non seulement par la critique conservatrice, mais aussi par certains adeptes du courant représenté par Nyugat et qu'irritait le culte excessif dont Ady était devenu l'objet. C'est ainsi que Dezsô Kosztolányi (1885–1936), l'un des représentants les plus éminents de la première génération de Nyugat, se prononça pour une révision, c'est-à-dire pour une critique impitoyable, des jugements sur Ady. S'opposant à l'action politique que semblait susciter la poésie de ce dernier, Kosztolányi, en rupture avec la conception du XIXème siècle, qui attribuait au poète un rôle actif au sein de la communauté nationale, adoptait une attitude contemplative et esthétisante. Le jeune Attila József se considéra à cet égard comme le disciple de Kosztolányi et les deux poètes se respectaient et s'influençaient mutuellement. Par exemple, le thème de l'enfant, si important dans la poésie d'Attila József, doit beaucoup au recueil Les plaintes du pauvre petit enfant, ce chef d'œuvre du jeune Kosztolányi.

Dans ce débat, Mihály Babits (1883–1941), un ami de jeunesse de Kosztolányi, futur rédacteur en chef de Nyugat et membre influent du jury chargé d'attribuer le prix littéraire le plus prestigieux de l'époque, a pris le parti d'Ady. Dans la poésie de ses débuts, Attila József s'est souvent inspiré des procédés poétiques de Babits, qui lui a appris en quelque sorte les «ficelles du métier». Cependant, en 1930, le jeune poète se tourna contre son maître. Ses convictions en matière de poésie et aussi certaines considérations de caractère personnel l'ont amené à attaquer avec véhémence, dans un pamphlet, ce «pape» de la littérature hongroise, à critiquer férocement un de ses recueils, à ironiser sur ses procédés, allant jusqu'à corriger certains de ses vers. Les rapports entre ses deux poètes devinrent conflictuels et, malgré certaines tentatives de réconciliation, demeurèrent tendus jusqu'au bout. Il faut dire cependant que la modernité de Babits, respectueuse des traditions, sa responsabilité morale dans la question des valeurs littéraires n'étaient pas si éloignées du classicisme moderne d'Attila József, ni de son engagement social et humaniste. Mais le fait est qu'en raison de ce brûlot, Attila se trouva, à l'époque de sa maturité poétique, rejeté en marge de la vie littéraire.

Parmi les poètes groupés autour de Nyugat, c'est Gyula Juhász (1883–1937), poète vivant dans la ville de province Szeged, ami de jeunesse de Babits et de Kosztolányi, qui, personnellement, était le plus proche d'Attila József. Poète solitaire, à la voix discrète, souvent élégiaque, Juhász est l'auteur de la préface du premier recueil d'Attila József, Le mendiant de la beauté, publié alors que le poète n'avait que dix-sept ans. Dans l'éloge qu'il y fait de József, il n'est pas difficile de déceler un accent prophétique. La fréquentation de ce poète qualifié par József d'orphelin solitaire et mélancolique permit à ce dernier de se familiariser avec certains «secrets d'atelier» de la poésie, de l'art de la construction du sonnet, de la technique parnassienne de la description des paysages, de la façon de camper les personnages. Mais les rapports entre ces deux poètes ne devaient pas se prolonger: atteint d'une maladie mentale qui devait l'acculer au suicide, Juhász sombra dans le désespoir.

D'un naturel timide et complexé, mais poète d'une grande subtilité, Árpád Tóth (1886–1928), mort jeune à la suite d'une tuberculose, a également influencé Attila József à ses débuts, notamment par sa technique des rimes et par son impressionnisme. On reconnaît, dans ses poèmes de jeunesse, – moins, il est vrai, que dans ceux du premier recueil de Gyula Illyés – la voix de Milán Füst (1888–1967), poète appartenant au cercle de Nyugat, mais s'écartant de la modernité esthétisante sur deux points: si les poètes de Nyugat ont assoupli la versification traditionnelle, ils sont restés fidèles à la régularité des formes prosodiques et n'ont pas renoncé à la rime, alors que Füst fut le premier poète hongrois important à pratiquer un vers libre rythmé à l'antique. D'autre part, s'opposant au subjectivisme et à la sensibilité des poètes de Nyugat, Füst s'efforçait d'objectiver, en le tenant à distance, le moi lyrique. Mais avec le temps, les deux poètes, Füst et József, se sont éloignés l'un de l'autre. Après s'être aventuré pendant quelques années sur les eaux de l'avant-garde, Attila József retrouva les formes régulières et son objectivité prit une direction différente que celle de Füst.

L'avant-garde hongroise débute en 1915 sous la férule de Lajos Kassák (1887–1967). Si Nyugat a réussi à faire triompher la modernité face au conservatisme et à imposer, pour le XXème siècle, une échelle de valeurs conforme aux exigences de cette première tendance, l'avant-garde se proposait d'écarter Nyugat de son chemin. Au nom de la santé, de l'élan qui porte vers l'avenir, de la force, de l'idéalisation de la civilisation technologique, en pratiquant le vers libre et la décomposition des formes, les tenants de l'avant-garde mettaient en cause l'œuvre de la génération précédente, des Ady, des Babits et des Kosztolányi. Leur révolte et leur radicalisme ne manquèrent pas d'impressionner la jeune génération des poètes hongrois – l'avant-garde semblait triompher auprès des créateurs aussi bien qu'auprès du public. Mais après la guerre et à l'issue des révolutions qui s'ensuivirent, les principaux leaders de cette tendance durent émigrer à Vienne, ce qui entraîna un affaiblissement de leur impact sur la vie intellectuelle de la Hongrie. Cependant, leurs accents résonnaient encore dans la poésie contemporaine… C'est ainsi que, vers le milieu des années 20, Attila József lui-même adhéra à l'école de Kassák et, pour intensifier ses rapports avec les écrivains et poètes de l'émigration, il s'inscrivit successivement à l'Université de Vienne et à la Sorbonne de Paris. Il doit à l'avant-garde une importante impulsion pour sa carrière ultérieure, dont la modernité s'inspire, à certains égards, de celle de Kassák et de son école. Cependant, après sa période triomphale, l'avant-garde hongroise connut une période de reflux et le «canon» de la poésie du XXème siècle n'a conservé, en dehors de certains poèmes de Kassák, qu'un petit nombre d'œuvres relevant des «-ismes».

Attila József, lui, n'a jamais été un adepte inconditionnel de l'avant-garde. Tout en pratiquant le vers libre, il écrivit, au grand dam de Kassák, des poèmes d'inspiration folklorique, et se mit à l'école de Petôfi et d'Arany, les grands classiques populaires du XIXème siècle. Cette tendance avait été inaugurée par József Erdélyi (1896–1978), l'aîné, de quelques années, d'Attila József, et qui avait su allier inspiration folklorique et révolte anarchisante. Attila József adopta cette poésie néo-populiste et dépassa rapidement son maître dont l'inspiration ne tarda pas à tarir: après avoir été, pendant une court laps de temps, allié de József, Erdélyi devint un rival particulièrement jaloux. Sa présence dans le canon de la littérature hongroise moderne est des plus modestes.

Bien plus dangereuse était pour József la rivalité de Gyula Ilylyés (1902–1983), avec qui il avait entretenu d'étroits rapports d'amitié vers la fin des années 20. Ayant vécu à Paris avant Attila József, Illyés s'était lié personnellement aux surréalistes français dont André Breton, Paul Eluard, Louis Aragon, et était devenu ami de Tristan Tzara. Mais après son retour en Hongrie, il rompit avec les «-ismes» et s'engagea, sur les traces d'Erdélyi, dans la voie de la poésie populiste. Cependant, son expérience internationale, sa fréquentation des poètes d'avant-garde lui avait permis d'acquérir une culture et une largeur de vues bien supérieures à celles d'Erdélyi. S'étant rapproché de Nyugat, il devint l'un des «poulains» favoris de Babits. Ses poèmes allient avec bonheur ton populaire et culture européenne, traditions et modernité. Ses recueils successifs ayant remporté un vif succès, il acquit une notoriété qui dépassait de loin celle d'Attila József, marginalisé, à cette époque, en raison de son conflit avec Babits. Les années 30 ont vu se confirmer les succès d'Illyés, considéré par la critique et par le public comme le poète le plus talentueux de la jeune génération. Cependant, cette échelle de valeurs fut renversée du jour au lendemain, à la suite, notamment, de la mort tragique d'Attila József. D'ailleurs, à la fin des années 30, la poésie d'Illyés subit une éclipse, c'est plutôt en tant que prosateur qu'il s'est alors distingué.

Le «populisme moderne» et le réalisme lyrique d'Illyés se trouvèrent dépassés non seulement par l'œuvre d'Attila József, mais aussi par un autre poète éminent de cette génération, Lôrinc Szabó (1900–1957), apprécié aussi bien par la critique que par un large public. Personnalité déchirée et poète intellectuel, il apparut aussi plus moderne, plus provocateur qu'Illyés, plus affranchi de l'héritage romantique du XIXème siècle que son illustre confrère. Erdélyi, Illyés, Attila József et Lôrinc Szabó étaient adeptes d'un même modernisme respectueux des traditions, mais la poésie des deux derniers semblent à la fois plus authentiques et plus efficaces. Pendant la deuxième guerre mondiale, Lôrinc Szabó ne sut pas résister aux sirènes des idées d'extrême droite, ce qui lui valut, au lendemain de la guerre, et pendant plusieurs décennies, une perte de prestige certaine. Mais, depuis quelques décennies, il est de nouveau considéré comme le seul poète de sa génération comparable à Attila József.

A la suite des traités de paix de Versailles, la Hongrie a perdu une grande partie de son territoire. Les minorités hongroises vivant dans les Etats successeurs ont développé des littératures régionales indépendantes. La vie littéraire était particulièrement vivace en Transylvanie et la littérature de langue hongroise de Roumanie a enrichi celle de la mère-patrie par l'apport d'importants poètes et écrivains, comme Jenô Dsida (1907–1938), avec qui Attila József entretenait des relations épistolaires suivies. Emporté, dans la fleur de l'âge, par une crise cardiaque, Dsida eut une carrière à plus d'un égard comparable aux quatre poètes de sa génération que nous venons d'évoquer. Après ses débuts dans l'expressionnisme, il retourna aux formes classiques (quelquefois baroques). Son classicisme moderne semble toutefois plus ludique, plus ironique et plus esthétisante que celui d'Attila József ou de Lôrinc Szabó.

Vers le milieu des années 30, les jeunes poètes trouvaient devant eux non seulement le modèle de la grande génération de Nyugat, mais aussi celui de la poésie d'Illyés, d'Attila József et de Lôrinc Szabó. Grand admirateur d'Attila József, Miklós Radnóti (1909–1944), tout en suivant son exemple, pratiqua une poésie néo-classique et antiquisante. Interné dans un camp de travail en raison de ses origines juives, il périt au cours d'une «longue marche». La pureté de sa voix poétique, les formes antiques de certains de ses poèmes et son attitude d'humaniste profond forment un contraste particulièrement saisissant avec les conditions inhumaines qu'il décrit dans sa poésie.

Véritable enfant prodige, Sándor Weöres (1913–1989) a été découvert par Dezsô Kosztolányi, Mihály Babits et par le compositeur Zoltán Kodály. Expérimentateur hardi, il a su créer une poésie ludique, indépendante de l'avant-garde. Sa plongée dans le passé l'a mené plus loin que ses contemporains: au lieu de s'arrêter à l'Antiquité latine, il a poursuivi ses recherches dans l'Antiquité grecque et dans les cultures d'Asie mineure. Soucieux de ressusciter les genres et les visions du monde d'époques lointaines, il étendit ses expériences archaïsantes aux poésies d'Extrême Orient. Le caractère ludique et à plus d'un égard féerique de ce grand virtuose, le rapproche de la poésie d'Attila József de la fin des années 20, mais l'engagement politique et le pathos humaniste de ce dernier lui sont étrangers.

Pour terminer, nous évoquerons un écrivain, poète et critique littéraire que sa date de naissance rapprocherait plutôt de Kosztolányi, de Babits et de Juhász, mais qui, critique et ami intime d'Attila József, entretenait avec ce dernier, de quatorze ans son cadet, des rapports plus étroits que ceux dont il vient d'être question. Il s'agit d'Andor Németh (1891–1953) qu'Attila József a connu à Vienne et qui, après avoir cherché à dissuader son jeune ami de trop s'engager aux côtés de Kassák et de son cercle, le mit également en garde contre le néo-populisme à la Erdélyi. Appréciant tout particulièrement la «poésie pure» dont il décela l'influence dans les poèmes d'Attila József datant de la fin des années 20, il en souligna l'importance, quelquefois malgré l'avis de leur auteur. D'abord très critique à l'égard de la poésie militante de son ami, il modéra son attitude en constatant que cet engagement n'avait entraîné aucune baisse de niveau. Németh continua à exalter la grandeur poétique de son ami même après la mort de celui-ci, les deux livres qu'il lui a consacrés ont grandement contribué au culte dont Attila József fut l'objet. Sa propre poésie explique en grande partie sa sensibilité et sa compétence en matière de critique littéraire. Sans atteindre le niveau de son ami, de Lôrinc Szabó ou de Gyula Illyés, sa poésie était estimée et appréciée par Attila József.

C'est au centre de ce Panthéon littéraire que nous avons placé Attila József dans notre anthologie. Ce procédé, parfaitement justifié, voire allant de soi de nos jours est pourtant le résultat d'un véritablement bouleversement, d'un tournant à 180 degrés. C'est que notre poète avait perdu l'estime et l'intérêt de la critique moderne (à l'exception de quelques cas particuliers, comme celui d'Andor Németh) après la publication, en 1929, de son premier recueil vraiment important Ni père ni mère. Son attaque contre Babits l'a, selon les termes de Németh, «rayé de la liste des poètes dignes d'être soutenus. Pour la littérature officielle, il n'existait plus, comme s'il reposait déjà au cimetière de Balatonszárszó.»

On assista, en effet, à un phénomène stupéfiant: après son enterrement, Attila József devint, en l'espace d'une seule semaine, le poète le plus connu et le plus estimé de la littérature contemporaine, l'objet d'un véritable culte. Sa fin tragique, son chemin de croix, son martyre déclenchèrent un processus de repentir collectif qui rendit la critique hostile ou indifférente, et un public jusque-là peu intéressé, réceptifs à l'égard de sa poésie. Depuis cette époque, son œuvre, malgré toutes les vicissitudes de l'histoire, a victorieusement traversé la seconde guerre mondiale, l'ère de la démocratie populaire et le changement de régime pour faire désormais partie intégrante du canon de la littérature hongroise du XXème siècle.

Réédités à plusieurs reprises, deux de ses poèmes, Fourbu et Cœur pur sont cités chaque fois qu'il est question d'illustrer sa poésie; le premier vers de ce dernier poème a d'ailleurs fourni le titre de son troisième volume Ni père ni mère. Il avait d'abord envisagé de donner ce même titre au recueil de ses poèmes choisis, paru en 1934. Cœur pur est également cité dans son poème intitulé Pour mon anniversaire, écrit en 1937. C'et ce qui explique, en partie, la présence de ce dernier poème dans le canon.

Paru en 1934, le volume intitulé Danse de l'ours, qui contient donc un choix de ses poèmes, a largement contribué à l'établissement de l'échelle de valeurs concernant ces derniers. La sélection, opérée par le poète lui-même, nous paraît quelque peu rigoureuse. Attila József a été particulièrement sévère à l'égard de ses poèmes de jeunesse: ceux qu'il a retenus peuvent être, à juste titre, considérés comme des chefs d'œuvre. Glèbe à glèbe, qui figure dans notre anthologie, est du nombre.

Les critiques d'Attila József sont d'accord pour considérer qu'à part les quelques poèmes de jeunesse que nous venons d'évoquer, la période des chefs d'œuvre «en série» commence en 1927, dans les derniers mois de son séjour parisien. Dans la première phase, assez brève, de sa maturité, il œuvra sous le signe de la «poésie pure», écartant de ses poèmes tout élément peu poétique pour réaliser l'idéal du poème «comprimé» qu'il considérait comme le modèle réduit de l'univers. Parmi les poèmes de cette période, nous avons retenu Médaillons et Rosée.

Vers 1930, la situation de la Hongrie semblait autoriser les jeunes intellectuels à espérer un changement radical de la société. Attila József n'entendait pas rester en dehors de ce processus historique. Pour accomplir cette transformation révolutionnaire, il comptait d'abord sur la paysannerie, puis sur la classe ouvrière organisée. Les poèmes qu'il écrivit à cette époque sont au service de l'action: pour notre anthologie, nous avons choisi Ouvriers et Dans cette banlieue énorme, cette «ode de la philosophie de l'histoire» selon l'expression d'un de ses meilleurs commentateurs. Dans les années 50 et, en partie aussi dans les années 60, donc à l'époque de la dictature communiste, ce sont les poèmes de cette seule période qui étaient commentés dans les revues aussi bien qu'à l'école. Attila József continua à pratiquer la poésie militante et philosophique, mais d'inspiration plutôt humaniste et socialiste. Ces poèmes marquent également le sommetde son art: nous avons retenu pour notre anthologie De l'air! Au bord du Danube, Salut à Thomas Mann et Ma patrie.

Tout aussi remarquable est sa poésie amoureuse. Ode, l'un de ses plus célèbres poèmes d'amour est dû à un «coup de foudre», à une rencontre sans lendemain. Une relation aussi étrange que dramatique le liait à sa psychanalyste dont il espérait qu'elle le guérirait de sa grave névrose. Dans son poème Tu fis de moi cet enfant, il exprime, quitte à transgresser certains tabous linguistiques, le désir ardent de redevenir homme à part entière, tout en régressant, dans la relation amoureuse, à la situation d'un enfant réclamant sa mère. Ses derniers poèmes d'amour adressés à Flora sont ceux d'un homme en détresse, au bord de l'effondrement, pour qui l'accomplissement dans l'amour représente l'unique chance de survie. Ses suppliques, marquées quelquefois par la peur de la mort, sont formulées dans un langage classicisant, donc sublimé.

L'enfance difficile du petit prolétaire des faubourgs, le style de vie bourgeois que sa condition d'orphelin lui impose ensuite brusquement, celui de l'intellectuel sans ressources, ses échecs dans sa vie privée et professionnelle, sa solitude et sa pauvreté pèsent sur le jeune homme ultrasensible, au psychisme instable, comme un fardeau de plus en plus difficile à supporter. C'est avec une profonde émotion qu'on assiste, en lisant ses poèmes, à la lutte qu'il livre contre ses démons extérieurs et intérieurs, contre les souvenirs pénibles de son enfance, contre les progrès de sa maladie et la folie qui le guette. Les poèmes sur la solitude ou sur le vide de l'existence (par exemple Sans espoir) apparaissent relativement tôt, en même temps que ceux, relativement optimistes, comme Dans cette banlieue énorme. L'exigence de plénitude de l‘homme capable de triompher de ses difficultés transparaît même dans ses poèmes tardifs, par exemple dans son Art poétique écrit en 1937, mais, tout comme chez Baudelaire, la plupart de ses poèmes importants nés dans cette période réagissent à des situations d'échec. (On décharge le bois, Au secours! Menus souvenirs, etc.)

En présentant une sorte de coupe transversale de la poésie hongroise moderne, notre anthologie offre un panorama de l'une des œuvres les plus remarquables de l'époque, celle d'Attila József. L'échelle de valeurs qu'elle propose constitue le canon de l'histoire de la poésie hongroise dans la première moitié du XXème siècle.

 
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2005.04.24. óta: 1