Dezső Kosztolányi

LES PLAINTES DU PAUVRE PETIT ENFANT

(Fragments)

Comme celui qui dans les rails vient de tomber
et revoit à l'instant tout ce qu'il a vécu,
voyant alors comme jamais il n'avait vu,
Quand cahotant, brûlant, grondant, les roues avancent
et que s'allument des mirages zigzagants…
Comme celui qui dans les rails vient de tomber,
je dis adieu. Adieu à la lointaine vie,
à l'infini, légende au loin qui m'est ravie,
comme celui qui dans les rails vient de tomber.
Comme celui qui dans les rails vient de tomber
– horrible volupté, panorama sauvage –
allongé dans les rails et que les roues saccagent,
j'entends au-dessus de mon corps, rouler le temps,
pendant que la mort tonne et s'éloigne en grondant;
je prends ce que je peux prendre d'éternité:
rêves et papillons, cauchemars et beautés.
Comme celui qui dans les rails vient de tomber.

* * *

Cette nuit-là,
les horloges sonnaient des heures importunes.
Cette nuit-là,
Les jardins naviguaient au sein du clair de lune
des voitures passaient près des murs secoués.
Cette nuit-là,
les mots se débattaient dans les larmes noyés.
Cette nuit-là,
dans la chambre brûlaient des bougies et des lampes.
Cette nuit-là,
dans l'ombre secouée, la peur glaçait nos tempes.
Cette nuit-là,
la frayeur nous faisait des visages tremblants.
Cette nuit-là,
mourut mon pauvre vieux grand-père aux cheveux blancs.

* * *

La tristesse s'est fiancée à ma s¶ur,
elle est assise en silence parmi ses fleurs,
toujours seule, si douce et si tendre,
fleur elle-même, fanée, qui va se rendre.
La tristesse s'est fiancée à ma s¶ur.

Près de la fenêtre, elle attend, pâle et frêle,
la souffrance est penchée sur son c¶ur,
lorsqu'une rose éclôt, ce n'est pas pour elle.
Sur son front grave, on dirait un deuil,
des boucles pendent, décolorées, comme celles
d'une vierge morte sur le coussin du cercueil.

Elle regarde au loin, les yeux doux, sans rien dire,
ne peut sangloter et n'ose pas sourire.

Mais dès qu'il n'y a plus personne dans la chambre,
ouvrant les vieilles armoires et s'y attardant,
elle pleure de voir sa tête triste et sans couronne,
et lorsque le clair-obscur l'environne,
les larmes tombent sur les dentelles jaunies,
et son c¶ur de verre fêlé, son c¶ur meurtri,
tinte, fatal, comme une coupe en diamant,
car quelqu'un joua avec ce c¶ur pur, ce c¶ur aimant,
et le brisa. Et parfois il m'arrive,
quand par hasard j'entends dans sa chambre un soupir,
de prier, chuchotant et pâle, vers minuit,
et je ne peux plus m'endormir.

Toujours là-bas elle contemple les jardins
où le soleil jaune et triste ressuscite et revient,
où le soir aux lourdes ailes redescend avec douceur…

Elle attend.
La tristesse s'est fiancée à ma s¶ur.

(Guillevic)

 
 
  © All rights belong to the authors or their heirs. 2004.
2005.04.24. óta: 1