Dans
une totalité fractionnée par J.A. Tillmann Colligite
quae superaverunt fragmenta Jn 6, 12 Nous sommes par voies et par chemins. En cours de route. Le fait de marcher dans le temps réel nous confronte r la vitesse: le long de notre itinéraire surgissent brusquement visages et voix, lumicres et formes. Ils apparaissent comme dans un éclairage saccadé, stroboscopique; une alternance de lumicres et d'ombres, de jours et de nuits. Ce mystérieux temps ambivalent s'écoule dans un milieu éphémcre en perpétuelle décomposition. * Les instants défilent
devant nos yeux r l'allure de nos pas qui sillonnent les contrées. * Notre trajectoire, celle qui nous éloigne de notre passé collectif et aussi de notre propre existence d'hier, suit un mouvement accéléré. Notre chemin dessine une ligne droite saccadée, r cassures multiples: du commencement r la fin. Et parvenu r son terme - selon notre foi et nos espérances - il recommence. * La condensation des
changements provoque par moments des tourbillons et les naufrages périodiques
occasionnés par ces derniers rejettent les rescapés sur
les cotes. De ces rivages une belle vue s'offre sur l'archipel épars
de nos jours. * Les lignes de fracture ressortent assez nettement dans notre univers nommé second. Lr, meme les choses éventuellement biens conservées ailleurs sont en ruine. (Ceci présente, outre ses nombreux inconvénients, un avantage de taille appréciable dans la mesure ou nous portons notre regard un peu plus loin.) * L'ampleur des changements et leur rythme dépendent de l'époque donnée. Tot ou tard, de manicre imperceptible, nous nous habituons r la vitesse qui les caractérise. Par la suite, nous nous mettons meme r la désirer. De la sorte, nous nous laissons dominer par la vitesse r laqulle les choses s'emparent de nous: le changement pur. Le désert de la variabilité. * En subissant la contrainte que constitue la rapidité d'écoulement de la vie, la réalité se relativise. Au-delr d'une certaine limite de vitesse, les choses perdent leur poids. Et avec lui la dimension de profondeur. Or, r la différence de ce que l'on perçoit par les yeux, le poids et la profondeur indiquent la pesanteur des choses. La force cohésive de la vie. * Dans l'espace vital
fendu r une allure croissante, le paysage environnant défile sous
forme d'image. "Some thing are just pictures" - comme dit Laurie
Anderson. Le regard habitué r la vitesse glisse sur le spectacle
du monde extérieur tel le fil d'une lame. L'image du paysage ainsi
fauché prend dans la mémoire celle de javelles accidentellement
découpées en plans. * Notre entendement
se déplace de coupe en coupe. Vu la nature fragmentaire de la vision
scientifico-technique, nous n'avons aucune autre possibilité. * Dans la vision scientifique
regorgeant de détails tout est présent - r l'état
de la juxtaposition ou de la succession accidentelles. Sous sa forme la
plus pure et la plus répandue, on peut l'observer quotidiennement
au petit écran. * Le définitif - sauf les actes irrévocables de l'homme - se manifeste entre les guillemets de la mutation universelle. Dans le cas de créations humaines, le qualificatif de clos, d'achevé et de parfait exprime une vérité que, pour le moins, il convient d'énoncer sur un ton ironique. * La généralisation de la technique s'accompagne d'un phénomcne de congestion et de dispersion: parallclement r l'homogénéisation s'effectuent une différenciation et une spécialisation internes. Ce faisant, les zones détachées de l'ensemble fixent leurs lois r elles - et aussi celles des autres - selon les critcres dictés par des divinités de leur propre cru. * Ce que nos ancetres
ont vu comme un tout homogcne, nous autres hommes d'aujourd'huii saisissons
par fragments. La dimension née de l'interaction des parties qui
s'interpénctrent - appelée de nos jours mythique - a perdu
sa consistance et s'est disloquée en segments. Son expérience
ne se confirme plus par une approche circulaire, ni par la répétition
du vécu imprégné d'imagination. * Contrairement r nous,
les peuples primitifs vivent parmi les images de la nature. En raison
de leurs expériences différentes des notres, ils ont établi
des liens entre des domaines de vie autres que nous. Ainsi par exemple,
ils ont contemplé des images en mangeant; sur leurs vases se trouve
représenté l'univers. (Il suffit de penser aux céramiques
des diverses civilisations, grecques ou bien hongroise.) * En raison du caractcre
relativement exploré du monde et de sa transmission visuelle, l'imagination
narrative se voit imposer des barricres; au lieu de s'élancer,
elle se heurte r une foule de faits. * Les fils de nos histoires se rompent et changent de direction tant de fois que nulle opération mentale ultérieure ne serait capable d'y mettre de l'ordre. Ils ne nous incitent pas non plus r mettre en branle notre imagination dans le but d'élaborer patiemment une trame épique ou des aventures sentimentales. Le mécanisme des grands récits ne fonctionne plus. "Nous vivons r l'époque des micro-nouvelles, de l'art du fragment." (Paul Virilio) * Le fragment réunit
en lui-meme, r l'état naturel, une multitude de domaines trcs éloignés
les uns des autres: il admet la présence simultanée de centaines,
de milliers de profondeurs et d'altitudes, ainsi que les crevasses entre
elles. Toute chose fragmentaire inclut l'acceptation de la fragilité
et un sentiment d'humilité que cela réclame: le renoncement
au définitif, au mythe de l'impérissable. * Derricre les objets et les oeuvres a priori fragmentaires se cache l'entendement du particulier. Cela n'exclut toutefois pas l'idée de totalité - en tant qu'une virtualité irréalisable et pourtant r atteindre. Dans cefait, les lignes de fracture du fragment indiquent la voie menant vers l'entier. L'intégralité peut donc s'y manifester comme une projection de l'espoir d'abolir le fragmentaire. * Les bords du fragment
forment un horizon discontinu. On peut entrevoir les détails de
tel ou tel spectacle r des moments distincts de l'entendement. De semblables
hiatus dans le temps mettent en évidence les hétérogénéités
de l'espace. Au lieu de l'acte toujours arbitraire de l'homogénéisation,
les fissures aménagées entre les fragments attirent l'attention
sur d'autres espaces et rapports virtuels. * Le regard de l'homme passe de point en point - ou si l'on veut de coupe en coupe ou de fragment en fragment. C'est tantot l'un tantot l'autre détail qui se trouve éclairé de manicre particulicre. Ce phénomcne nous pouvons l'attribuer soit r notre éparpillement soit r la force singulicre de la contingence. Mais il est également possible de le tenir pour le nuage d'un éclair de lumicre qui dans le désert - le désert des choses - nous guide d'un lieu d'entendement r l'autre. * Le nombre des événements
comme celui des fragments échappe r l'entendement. Et pourtant,
chaque récit fait partie d'une seule et meme histoire. C'est ce
qui explique que telle progression en ligne saccadée d'un fragment
r l'autre peut r son tour toucher le but. |