Dans une totalité fractionnée
- le caractcre fragmentaire de l'existence nomade -

par J.A. Tillmann

Colligite quae superaverunt fragmenta Jn 6, 12

á Paul Virilio

Nous sommes par voies et par chemins. En cours de route. Le fait de marcher dans le temps réel nous confronte r la vitesse: le long de notre itinéraire surgissent brusquement visages et voix, lumicres et formes. Ils apparaissent comme dans un éclairage saccadé, stroboscopique; une alternance de lumicres et d'ombres, de jours et de nuits. Ce mystérieux temps ambivalent s'écoule dans un milieu éphémcre en perpétuelle décomposition.

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Les instants défilent devant nos yeux r l'allure de nos pas qui sillonnent les contrées.
C'est ce que l'on pourrait appeler peut-etre la vitesse de transitions de la vie. Vitesse r laquelle nous traversons nos espaces vitaux allant du passé vers le futur. Nous progressons r une vitesse impossible r mesurer. Pareillement r la vitesse de passage des etres et des images du monde dans notre champ visuel: nos compagnons et nos espaces désertés s'éloignent en masse.

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Notre trajectoire, celle qui nous éloigne de notre passé collectif et aussi de notre propre existence d'hier, suit un mouvement accéléré. Notre chemin dessine une ligne droite saccadée, r cassures multiples: du commencement r la fin. Et parvenu r son terme - selon notre foi et nos espérances - il recommence.

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La condensation des changements provoque par moments des tourbillons et les naufrages périodiques occasionnés par ces derniers rejettent les rescapés sur les cotes. De ces rivages une belle vue s'offre sur l'archipel épars de nos jours.
A promener notre regard autour de nous, depuis les îles, nous aperçevons les traces discontinues que nous avons laissées derricre nous - notre propre discontinuité. C'est ainsi que notre fractionnement dans l'espace se traduit également dans le temps: nous sommes absents tantot ici tantot ailleurs.

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Les lignes de fracture ressortent assez nettement dans notre univers nommé second. Lr, meme les choses éventuellement biens conservées ailleurs sont en ruine. (Ceci présente, outre ses nombreux inconvénients, un avantage de taille appréciable dans la mesure ou nous portons notre regard un peu plus loin.)

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L'ampleur des changements et leur rythme dépendent de l'époque donnée. Tot ou tard, de manicre imperceptible, nous nous habituons r la vitesse qui les caractérise. Par la suite, nous nous mettons meme r la désirer. De la sorte, nous nous laissons dominer par la vitesse r laqulle les choses s'emparent de nous: le changement pur. Le désert de la variabilité.

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En subissant la contrainte que constitue la rapidité d'écoulement de la vie, la réalité se relativise. Au-delr d'une certaine limite de vitesse, les choses perdent leur poids. Et avec lui la dimension de profondeur. Or, r la différence de ce que l'on perçoit par les yeux, le poids et la profondeur indiquent la pesanteur des choses. La force cohésive de la vie.

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Dans l'espace vital fendu r une allure croissante, le paysage environnant défile sous forme d'image. "Some thing are just pictures" - comme dit Laurie Anderson. Le regard habitué r la vitesse glisse sur le spectacle du monde extérieur tel le fil d'une lame. L'image du paysage ainsi fauché prend dans la mémoire celle de javelles accidentellement découpées en plans.
(Cela se trouve en parfaite concordance avec la vision scientifique du monde qui se compose de coupes juxtaposées au hasard, r caractcres diamétralement opposés qui se font et se défont jour aprcs jour).

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Notre entendement se déplace de coupe en coupe. Vu la nature fragmentaire de la vision scientifico-technique, nous n'avons aucune autre possibilité.
Le désir de cognition perce toujours r travers de fissures et de brcches: il fait éclater couche par couche la totalité existante pour ensuite la reconstituer r partir de ses éléments dans un futur qui s'éloigne.
Sous le fardeau de la totalité qui se compose d'un nombre infini de fractions tout s'effondre. Il n'existe pas d'intelligence - naturelle ou artificielle - capable de supporter la charge que représente la totalité désintégrée.
(C'est pourquoi s'écroule de temps r autre la vision moderne du monde sans cesse enrichie de milliers de détails neufs. Elle se briserait avec fracas si ce processus n'était pas retardé par l'invention de divers procédés de recollement.)

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Dans la vision scientifique regorgeant de détails tout est présent - r l'état de la juxtaposition ou de la succession accidentelles. Sous sa forme la plus pure et la plus répandue, on peut l'observer quotidiennement au petit écran.
Comme tant d'autres choses, l'aspiration r la totalité revet un aspect de plus en plus technique. C'est la panoplie de moyens techniques qui permet la transmission de contrées et d'événements lointains, fait concevoir l'ordre de grandeur de l'étendue, mesure la totalité spatiale.
Le réseau d'homogénéité technologique enserrant la Plancte tout enticre supprime graduellement les différences essentielles. L'affirmation d'un idéal de perfection technique non seulement bat en brcche les formes, concepts et idéaux cristallisés au cours des siccles passés, mais ne ménage pas non plus les configurations dites modernes. D'ou l'ombre du soupçon légitime qui se projette également sur les oeuvres réputées closes et achevées.

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Le définitif - sauf les actes irrévocables de l'homme - se manifeste entre les guillemets de la mutation universelle. Dans le cas de créations humaines, le qualificatif de clos, d'achevé et de parfait exprime une vérité que, pour le moins, il convient d'énoncer sur un ton ironique.

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La généralisation de la technique s'accompagne d'un phénomcne de congestion et de dispersion: parallclement r l'homogénéisation s'effectuent une différenciation et une spécialisation internes. Ce faisant, les zones détachées de l'ensemble fixent leurs lois r elles - et aussi celles des autres - selon les critcres dictés par des divinités de leur propre cru.

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Ce que nos ancetres ont vu comme un tout homogcne, nous autres hommes d'aujourd'huii saisissons par fragments. La dimension née de l'interaction des parties qui s'interpénctrent - appelée de nos jours mythique - a perdu sa consistance et s'est disloquée en segments. Son expérience ne se confirme plus par une approche circulaire, ni par la répétition du vécu imprégné d'imagination.
Pendant que nous l'avons perdue de vue, son reflet pâle s'est projeté sur des objets accidentels et des espaces fortuits. Depuis lors, nous tâtonnonsdans ses champs de forces occultes - ignorés. (Ce qui en explique l'efficacité largement supérieure r celle des choses sues.)

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Contrairement r nous, les peuples primitifs vivent parmi les images de la nature. En raison de leurs expériences différentes des notres, ils ont établi des liens entre des domaines de vie autres que nous. Ainsi par exemple, ils ont contemplé des images en mangeant; sur leurs vases se trouve représenté l'univers. (Il suffit de penser aux céramiques des diverses civilisations, grecques ou bien hongroise.)
L'homme moderne, lui, établit la liaison entre image et vitesse: le déroulement des processus cinématographiques et de données numériques.

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En raison du caractcre relativement exploré du monde et de sa transmission visuelle, l'imagination narrative se voit imposer des barricres; au lieu de s'élancer, elle se heurte r une foule de faits.
Le présent n'occupe pas une place considérable dans notre imagination. Aussi les désirs se sont-ils tournés vers l'avenir et, avec le ternissement de celui-ci, toujours davantage vers le passé. Les différents paysages et parcelles du présent s'offrent en direct et manquent singulicrement de romanesque. C'est souvent le meme en éditions diversement vernies et polies, suivant les variantes locales du folklore, de la flore et de la faune.

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Les fils de nos histoires se rompent et changent de direction tant de fois que nulle opération mentale ultérieure ne serait capable d'y mettre de l'ordre. Ils ne nous incitent pas non plus r mettre en branle notre imagination dans le but d'élaborer patiemment une trame épique ou des aventures sentimentales. Le mécanisme des grands récits ne fonctionne plus. "Nous vivons r l'époque des micro-nouvelles, de l'art du fragment." (Paul Virilio)

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Le fragment réunit en lui-meme, r l'état naturel, une multitude de domaines trcs éloignés les uns des autres: il admet la présence simultanée de centaines, de milliers de profondeurs et d'altitudes, ainsi que les crevasses entre elles. Toute chose fragmentaire inclut l'acceptation de la fragilité et un sentiment d'humilité que cela réclame: le renoncement au définitif, au mythe de l'impérissable.
Le fragment présente des analogies avec la vie elle-meme: il a un commencement et prend fin un jour.

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Derricre les objets et les oeuvres a priori fragmentaires se cache l'entendement du particulier. Cela n'exclut toutefois pas l'idée de totalité - en tant qu'une virtualité irréalisable et pourtant r atteindre. Dans cefait, les lignes de fracture du fragment indiquent la voie menant vers l'entier. L'intégralité peut donc s'y manifester comme une projection de l'espoir d'abolir le fragmentaire.

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Les bords du fragment forment un horizon discontinu. On peut entrevoir les détails de tel ou tel spectacle r des moments distincts de l'entendement. De semblables hiatus dans le temps mettent en évidence les hétérogénéités de l'espace. Au lieu de l'acte toujours arbitraire de l'homogénéisation, les fissures aménagées entre les fragments attirent l'attention sur d'autres espaces et rapports virtuels.
A l'horizon discontinu des fragments le spectateur ne distingue pas simplement des images composées. Dans les intermittences, cet horizon se complcte par les images les plus personnelles de l'observateur.

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Le regard de l'homme passe de point en point - ou si l'on veut de coupe en coupe ou de fragment en fragment. C'est tantot l'un tantot l'autre détail qui se trouve éclairé de manicre particulicre. Ce phénomcne nous pouvons l'attribuer soit r notre éparpillement soit r la force singulicre de la contingence. Mais il est également possible de le tenir pour le nuage d'un éclair de lumicre qui dans le désert - le désert des choses - nous guide d'un lieu d'entendement r l'autre.

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Le nombre des événements comme celui des fragments échappe r l'entendement. Et pourtant, chaque récit fait partie d'une seule et meme histoire. C'est ce qui explique que telle progression en ligne saccadée d'un fragment r l'autre peut r son tour toucher le but.
"Nous percevons avec une extraordinaire acuité le caractcre inaccompli, fractionné de notre vie. Mais c'est précisément le fragment qui peut souligner une totalité supérieure inaccessible aux humains." (Dietrich Bonhoeffer)

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