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Gábor Mihályi

LE MÉCANISME INFERNAL

 

Durant l' ere stalinienne, les temps de Rákosi l' AVH - organisation policiere et militaire pour la défense de la Sécurité de l' État n' était pas une bande de crimnelles. En executant les ordres de l' inquisition coimmuniste elle commetait une série de crimes terribles. Bien sur l' explication des crimes commis ne donne pas une exemption morale.

 

 

le Zéro et l'Infini

Nous assistons a un retour en force de l'anticommunisme. Mais au lieu de viser un lion mort depuis dix ans et dont il serait insensé d'attendre la résurrection, certains forcenés de la droite s'en prennent aux partis sociaux-démocrates et libéraux de la gauche actuelle et s'efforcent d'accréditer l'idée selon laquelle les fondateurs ex-communistes de ces partis seraient des loups déguisés en agneaux qu'il appartient a nos vaillants croisés de démasquer.

S'appuyant sur un vaste appareil scientifique, certaines recherches sur le communisme sont venues récemment grossir la littérature déja abondante engendrée par ce fantasme. Certes, les documents publiés a la suite de l'ouverture des archives méritent une étude a la fois approfondie et objective, mais les ouvrages auxquels ces découvertes ont donné lieu manquent souvent d'objectivité : se répandant en injures et en invectives, ils visent avant tout le succes commercial. Loin de vouloir rétablir la vérité scientifique, leurs auteurs cherchent surtout a engranger rapidement du profit.

Le livre " AVH, histoire d'une organisation terroriste " de l'historien (plus tellement jeune) Gábor Kiszeli appartient a cette catégorie.

Les crimes de l'AVH (Sécurité de l'Etat) font l'objet d'une volumineuse littérature. Nous disposons d'une grande quantité de documents que cette organisation n'a pas eu le temps de détruire ; par ailleurs, les minutes des divers proces préfabriqués et les mémoires des victimes ont également été publiés. Puisant dans ce matériau, Kiszeli aligne un grand nombre de récits d'horreur, trop connus, hélas ! du grand public. Malheureusement, l'interprétation qu'il nous propose peche par exces de simplification. A l'entendre, le parti communiste hongrois était une bande de criminels coupables de haute trahison et dont le but essentiel consistait a anéantir le peuple hongrois, l'AVH, ayant été leur principal instrument dans l'exécution de ce plan sinistre.

Or, une telle " interprétation " ne permet pas de répondre a la question - pourtant essentielle pour qui entend élucider le rôle de l'AVH - de savoir pourquoi Staline, principal responsable des atrocités commises, et, dans notre pays, Rákosi, le meilleur disciple de ce dernier (et toujours soucieux de suivre l'exemple de son maître es terreur), avaient besoin de jeter en prison, de faire torturer et d'exécuter - sur place, ou, " en différé " dans les Goulags - des millions d'innocents, y compris certains membres plus ou moins éminents de leur propre parti.

Depuis les tristement célebres proces de Moscou des années 1937 et 38, on ne cesse de s'interroger sur ces communistes qui, apres avoir victorieusement résisté aux tortures de l'Okhrana, la police secrete du Tsar, et, plus tard, de la Gestapo, ont été amenés a s'accuser, au cours de proces publics, des pires crimes contre l'Etat soviétique, et, notamment, d'avoir été agents de l'impérialisme. Encore plus mystérieuses sont les raisons qui ont incité Staline, son état-major et leurs sous-fifres - membres de la police secrete, procureurs, juges, gardiens de prison, etc. - a monter de telles mises en scene, a extorquer de tels " aveux ", a traîner dans la boue, puis a liquider leurs meilleurs camarades. Travaillant derriere les coulisses, les bourreaux connaissaient mieux que quiconque les rouages de ce mécanisme infernal : n'ont-ils pas eux-memes contribué a obtenir ces faux aveux ? Communistes convaincus, comment ont-ils pu concilier leurs actes avec leur conscience ?

 

Des tentatives d' explication

De nombreuses explications ont été avancées. Concernant les accusés de type Boukharine, Arthur Koestler, dans son Zéro et l'infini, évoque des motivations d'ordre psychologique. De nombreux communistes - y compris sans doute Rajk et Kádár - ont lu ce roman, écrit en 1938, comme ils ont lu " Chocolat " de Tarasov et de Rodionov, paru en 1922 et aussitôt traduit en hongrois, récit dont le héros principal, un communiste, membre de la police secrete, accepte, pour blanchir le Parti aux yeux des masses, de s'accuser d'un crime qu'il n'a pas commis. Il est donc vraisemblable que la lecture de ces deux romans ait contribué a faire comprendre aux malheureux ex-dirigeants du parti hongrois qu'en résistant et en défendant leur honneur, ils s'exposent a d'insupportables tortures, sans pour autant échapper a la mort, tandis qu'en " avouant ", ils rendent un inestimable service a la cause de leur parti. On sait que, brisés par les tortures, Szõnyi, Rajk, Kádár et bien d'autres ont fini par se preter a cette sinistre comédie.

Mais ces explications ne prétendent éclairer que le comportement des accusés des proces publics. D'autres interprétations, issues essentiellement des milieux trotzkystes, pretent a Staline l'intention de remplacer certains communistes a l'esprit trop indépendant par des apparatchiks béni-oui-oui. C'est ce que Staline fit, en effet, mais les arrestations et exécutions massives ne cesserent pas pour autant et, par ailleurs, elles frapperent également un grand nombre de sans-partis. Ajoutons que l'immense majorité de ces proces se déroula a huis clos et les verdicts ne furent jamais rendus publics. Or, si personne n'était au courant, a quoi pouvait bien servir cette mascarade ?

La paranoia de Staline, sa manie de la persécution n'expliquent pas, a elles seules, le dévouement, l'obéissance sans faille des participants. Certes, aussitôt apres la mort du Chef, proces préfabriqués et instructions en cours furent interrompus par ceux-la memes qui, quelques jours auparavant, avaient exécuté avec zele les ordres de Staline. Sans doute fallait-il y voir un réflexe d'autodéfense : les intéressés avaient compris qu'au cours des batailles pour la succession, ils risquaient eux-memes de se voir qualifiés d'agents de l'impérialisme et de périr dans les flammes allumées par Staline. .

 

La structure hiérarchique

Pour mieux comprendre l'étrange comportement des accusés, il faut se rappeler que la structure du parti ressemblait a plus d'un égard a l'organisation de l'Eglise catholique. D'ailleurs, en fustigeant, pendant les années du communisme, le fondamentalisme ecclésiastique en vigueur au Moyen Age, c'était le communisme lui-meme que dénonçaient de nombreux écrivains et artistes.

Au sommet de la hiérarchie trônait Staline, le Pape infaillible, le Chef vénéré, glorifié, et, de son vivant, canonisé. Dans les pays satellites, les " prince-primats ", les meilleurs disciples ; Rákosi, Slansky, Ulbricht et les autres, s'efforçaient, - sous la surveillance d'instructeurs envoyés par Moscou - de diriger leurs pays dans l'esprit des doctrines staliniennes. Tout comme au sein de l'Eglise, la rigueur, voire la raideur idéologique était la regle : il fallait croire aux dogmes et répéter a la lettre les textes élaborés par les instances supérieures. De meme qu'aucun pretre ne peut mettre en doute la Trinité, l'Immaculée conception ou la divinité du Christ, de meme, au sein du Parti, il fallait avoir une foi absolue en les grands principes fondamentaux  tels que l'exploitation capitaliste, les méfaits de l'impérialisme, etc. et suivre scrupuleusement la ligne officielle, aussi tortueuse fut-elle.

Anonner les slogans du parti était un exercice obligatoire pour tous les membres, y compris les plus haut placés. Tout comme l'Eglise catholique, le Parti interdisait toute lecture  au second degré, fut-elle plus crédible et mieux adaptée a la réalité que la ligne du parti ; il fallait s'en tenir aux formules les plus réductrices, destinées " aux gens simples ".

Ayant noué des rapports quasiment amicaux avec l'un des principaux idéologues du parti communiste français, j'ai eu la naiveté de croire qu'il pourrait me tenir un autre discours que celui du journal l'Humanité. Il n'en fut rien. Plus tard, j'ai du constater qu'il en était de meme au sein du Parti hongrois. Jouer la comédie était une obligation meme au niveau le plus élevé. S'en tenir strictement a la ligne du parti était considéré comme un gage de fidélité. Dans ses mémoires, György Marosán rappelle comment, au cours des réunions du Bureau Politique, Mátyás Rákosi " informait " les dirigeants supremes du Parti, de l'excommunication de Tito ou de l'arrestation de Szönyi et de Rajk.

 

Les années de l' inquisition

Des 1949, l'inquisition s'installa dans notre pays. La moindre déviation, la moindre excentricité - intellectuelle ou comportementale - pouvait entraîner l'exclusion du Parti et, éventuellement, l'arrestation du coupable. La terreur sévissait en premier lieu au sein du Parti lui-meme, ce qui incitait les cadres a parler et a se conduire " conformément a l'esprit du parti ". Quand ils étaient attaqués ou critiqués, au lieu de chercher a défendre leur point de vue, ils s'évertuaient a montrer qu'ils n'avaient rien dit ni rien fait de contraire a l'esprit du parti, qu'ils avaient donc fait preuve d'un conformisme et d'une obéissance aveugles. Dans leurs autocritiques  rituelles, ils s'accusaient d'avoir tenu des propos ou observé des comportements susceptibles d'etre " mal interprétés ". Ceux qui, comme Imre Nagy ou Gomulka, ont essayé de défendre leur position, plus conforme, a leurs yeux, a l'esprit du parti que n'était la ligne officielle, furent exclus. Gomulka fut condamné a la résidence surveillée.

Bien entendu, les " fideles " croyaient servir une grande cause susceptible de changer la face du monde et qui valait bien qu'on se sacrifiât pour elle. Attitude confortable, car la communauté qu'ils servaient leur assurait des avantages non négligeables : sécurité du lendemain, logement, moyens de subsistance. Par ailleurs, il était rassurant de ne pas avoir a s'interroger sur la justesse des mesures prises par les autorités. De nos jours, un tel fanatisme est le propre des sectes religieuses. On a vu certains de leurs membres se suicider collectivement.

Universellement - et, souvent, tacitement - admise, la these stalinienne de l'exacerbation de la lutte des classes affirmait qu'il ne restait plus aux anciens exploiteurs vaincus et écrasés qu'un seul moyen de lutter contre les " forces du progres " : se déguiser en communistes, s'introduire dans le parti et y briguer les plus hautes positions afin de mieux déployer leurs activités nocives.

La these de l'exacerbation de la lutte des classes permettait de faire endosser a " l'ennemi " toutes les difficultés de la vie quotidienne : si l'on ne trouvait pas d'oeufs dans les magasins, la faute n'en était pas a cette " économie de la pénurie " qui ignorait les lois du marché, mais a la main de l'ennemi qui dérobait les oufs sous les poules.

Dans l'atmosphere d'inquisition qui régnait alors dans le pays, nul n'aurait osé dénoncer cette absurdité. La vigilance étant a l'ordre du jour, tout le monde devenait suspect et l'on ne s'étonnait guere de voir, du jour au lendemain, disparaître des amis que l'on savait pourtant etre d'excellents communistes.

Les mémoires posthumes de Lili Cséri* éclairent bien la mentalité dominante de l'époque. Communiste hongroise émigrée a Moscou, elle fut arretée peu apres la déportation de son mari. Internée dans un camp réservé aux épouses des déportés, elle pensait d'abord que les femmes qui s'y trouvaient étaient des ennemies du régime soviétique et dont, en bonne communiste, elle devait se méfier. Il a fallu que les internées arrivées par la suite observent la meme attitude envers elle-meme pour qu'elle comprenne qu'elles étaient toutes innocentes.

*Lili Cséri : Nos années passées sous silence. Magvet.

 

Nous nous taisions tous

Je suppose que les doutes que suscitaient en moi les arrestationsmassives étaient partagés par bien de mes contemporains, sans que l'on osât chercher en soi-meme des réponses a ses interrogations. Nous nous taisions tous. Dans son autobiographie intitulée " Il n'y a pas de chemin de retour "* György Marosán écrit qu'en écoutant les " aveux " de Rajk au cours de son proces, il comprit que l'accusé disait des absurdités. Or, de toute évidence, il n'était pas le seul dans ce cas: Rákosi, Farkas, Révai, Kádár étaient logés a la meme enseigne. Mais personne ne dit rien. Chacun était conscient de l'inadéquation des textes que les conseillers russes et Gábor Péter avaient fait apprendre par cour aux accusés, mais chacun jouait la comédie et feignait de croire a tout ce qui se disait au cours du proces. C'est que Marosán n'était pas le seul a penser qu'un jour, il risquait de se retrouver lui-meme sur le banc des accusés, obligé de réciter des " aveux " appris par cour. D'ailleurs Marosán et Kádár ne devaient pas échapper a leur sor

Plus tard, Rákosi prétendit avoir été " induit en erreur " par Beria, Gábor Péter et leur bande. C'est ce qu'il dit a Marosán qu'il avait convoqué en mars 1956**, c'est ce qu'il affirme dans ses Mémoires écrits en exil.*** Personne n'étant capable de sonder la conscience d'autrui, on peut admettre que Rákosi a fini par croire a cette hypothese aussi absurde _____________________________________________________________* Politikatudományi füzetek (Cahiers de sciences politiques), Népszava, 1989

** Op.cit.p. 295

*** Mátyás Rákosi : Visszaemlékezések (Mémoires), 1940-1956, Napvilág Kiadó, Budapest, 1989

soit-elle. En effet, il lui suffisait de dire que les Mindszenty, Rajk, Kádár, Szakasits et Marosán lui paraissaient suspects pour que la machine bureaucratique se mette en marche et lui fournisse aussitôt les aveux signés par les intéressés.

Cependant, s'il avait eu le courage d'affronter ses crimes, et d'admettre sa responsabilité directe dans la mort de tant d'hommes et de femmes, Rákosi aurait du exprimer son repentir, prononcer le verdict de sa conscience et s'appliquer a lui-meme la peine capitale.

Or, il n'en fut rien ; Rákosi, Gerõ,Farkas et Kádár se sont acquittés. L'ultime discours que ce dernier prononça alors qu'il n'avait plus sa tete, ainsi que ses dernieres lettres récemment publiées sont des tentatives de justification et non les produits d'une conscience meurtrie.

Vers 1948, Moscou a du prévenir le parti communiste hongrois que , selon les renseignement recueillis par les hommes de Beria, " l'ennemi " s'était infiltré dans ses rangs et qu'il appartenait aux " camarades hongrois " de le démasquer. Sachant que cet " ennemi " ne pouvait etre lui-meme, Rákosi ordonna a Mihály Farkas, chargé, au sein du Bureau politique, de surveiller les activités des services secrets, et a Gábor Péter, chef de l'AVH, de trouver dans les plus brefs délais ces " agents ". Sous la conduite de leurs conseillers soviétiques, les services secrets hongrois se mirent au travail. Leur méthode consistait - entre autres - a " éplucher " les curriculum vitae des suspects afin d'y découvrir certains détails permettant de laisser supposer qu'ils avaient été recrutés par l'ennemi. C'est ainsi qu'András Hegedüs, ex-premier ministre de Rákosi, confia un jour a ses amis qu'il avait passé au peigne fin sa propre biographie afin d'y repérer quelques détails " compromettants ", sur lesquels ses éventuels tortionnaires pouvaient s'appuyer pour lui extorquer des " aveux. "

Désireux d'obtenir rapidement des résultats,. et craignant, en cas d'insucces, d'etre taxés d'agents de l'impérialisme et du CIO, les enqueteurs opéraient dans le sens de la moindre résistance. Ceux qui revenaient de Moscou connaissaient le mécanisme et disposaient ainsi d'un avantage incomparable sur les dirigeants " autochtones " ; quant aux principaux enqueteurs, ils savaient qu'ils risqueraient gros en suspectant les " Moscovites ", dont le chef, Mihály Farkas était en mesure de leur casser les reins avant meme qu'ils aient prononcé le premier mot. Fait caractéristique : l'un des chefs de l'armée hongroise, le général Sándor Nógrádi fut arreté en tant qu'agent des services occidentaux, mais fut libéré peu apres sur l'intervention personnelle de Gerö : les sbires de Rákosi avaient oublié que Nógrádi faisait partie du cercle étroit des " moscovites ".

 

En piege

Les conseillers venus de Moscou s'y entendaient fort bien pour extorquer des aveux par la torture physique ou morale. Pour briser la résistance de leurs victimes, ils n'hésitaient pas a recourir au chantage, a  les menacer d'arreter les membres de leur famille et de les emmener au quartier général de l'AVO. " Un camion peut fort bien écraser votre fille " suggéraient-ils a Zoltán Horváth.

Ils apprirent a leurs homologues hongrois a ne jamais douter de l'authenticité des aveux extorqués. Dans ses mémoires, György Marosán rapporte que le policier chargé de l'interroger ne cessait de l'exhorter a admettre sa culpabilité, tout en lui laissant - comme dans le Proces de Kafka - le soin de deviner lui-meme la nature de son " crime ". Obligeant Marosán a rédiger d'innombrables fois son curriculum vitae, ses tortionnaires espéraient y découvrir les indices de ses relations avec le Labour Party et de son appartenance aux services secrets britanniques.

Ces memes tortionnaires recouraient de préférence a la métacommunication. C'est ainsi qu'a en croire le proces-verbal rédigé apres la visite, en prison, de Mihály Farkas et de János Kádár aupres de László Rajk, les premiers n'ont jamais demandé au dernier d'accepter le rôle du bouc émissaire. Ayant constaté que malgré les tortures qu'il avait subies, Rajk s'obstinait a se déclarer innocent, Farkas et Kádár lui demanderent simplement s'il n'avait rien d'autre a dire au Parti, car Rákosi et les autres " camarades " ne croyaient pas a son innocence. Cela a suffi pour faire comprendre a Rajk que Farkas ou Gábor Péter n'étaient pas les seuls responsables de l'infernale situation dans laquelle il se trouvait, qu'il était condamné par le parti tout entier et que le traitement qu'on lui infligeait avait été prévu et ordonné par les autorités supremes. Ayant compris l'inutilité de toute résistance, il abandonna la partie.

Je veux bien croire que les officiers de haut rang de l'AVH ne se sont pretés de gaîté de coeur a cette sinistre comédie : dans leur for intérieur, ils étaient sans doute conscients de leur ignominie. Mais plus ils étaient impressionnés par le spectacle des corps ensanglantés de leurs victimes et par leurs cris de douleur, plus ils craignaient d'avoir un jour a partager leur sort.. L'ex-ministre de l'Intérieur Zöldi, sans doute au courant de ce qui se passait dans les chambres de torture, choisit, au moment de son arrestation, de se suicider et d'exterminer sa famille.

 

Le cas de Miklós Bauer

Il est d'autant plus triste, d'autant plus révoltant de constater qu'en dehors de Vladimir Farkas, le fils de Mihály Farkas*, aucun des tortionnaires n'a eu le courage de se livrer a un examen de conscience public ni d'exprimer ses regrets. Il en est ainsi en ce qui concerne l'ex-lieutenant-colonel Miklós Bauer qui n'a pris la parole que pour dire qu'en interrogeant l'ancien ministre de la justice István Riesz, il ne lui avait pas touché un seul de ses cheveux.**

Supposons qu'il a dit la vérité.*** Mais, par ailleurs, il affirme, dans ------------------------------

*V. Vladimir Farkas : Nincs mentség (Pas d'excuses), Budapest, 1990. Bien qu'il eut reconnu ses crimes et exprimé son repentir, son livre vise avant tout a démontrer que, contrairement a ce que prétendaient Rákosi et Kádár, son pere n'avait pas été l'unique responsable des atrocités commises.

**Miklós Bauer : Egy csavar voltam a szerkezetben (J'ai été un rouage de la machine). Interview avec László Szálé, Magyar Hirlap, 16 octobre 2000.

***Certes. Mais dans son ouvrage cité, Vladimir Farkas rapporte que Bauer appliquait la " méthode chinoise " : apres avoir ligoté Riesz dans sa chaise, il lui fit tomber de l'eau, goutte a goutte, sur sa tete et n'arreta sa torture que sur l'intervention de Vladimir Farkas. A contre-cour, d'ailleurs, car, dit-il, il aurait suffi de continuer quelques instants pour obtenir les " aveux " de Riesz.

 

ses Mémoires, avoir consulté tous les documents qui ont servi de prétexte pour la mise en accusation de Riesz, consultation, qui l'avait convaincu de l'innocence de sa future victime. Autrement dit, il savait que Riesz, innocent et gravement malade, allait etre emprisonné et subir un traitement susceptible de mettre sa vie en danger. Juriste, Bauer savait aussi que,  faute de preuves, Riesz n'aurait jamais du etre arreté. Bien entendu, il n'était pas question de proposer son relâchement. Bauer savait que le parti avait besoin de Riesz pour le proces qu'il s'appretait a monter de toutes pieces contre les anciens sociaux-démocrates, comme Szakasits, Marosán, Zoltán Horváth, etc. Il connaissait vraisemblablement les " aveux " qu'on avait extorqués a ces derniers. A moins qu'il fut d'un extreme cynisme, il avait du se persuader que ces ex-sociaux-démocrates avaient, en effet, maintenu leurs contacts avec les partis sociaux-démocrates et avec les services secrets occidentaux. Ou, a défaut, admettre que ces sociaux-démocrates de gauche étaient, malgré tout, des ennemis potentiels du socialisme, donc voués a l'extermination. Or, des accusations hypothétiques ne suffisant pas pour les traduire en justice, il appartenait a Bauer et a ses complices d'inventer des accusations que les victimes devaient ensuite apprendre par cour et réciter au cours du proces. Bauer et ses complices savaient aussi que, pour maintenir l'apparence de la légalité, ils devaient jouer cette meme comédie devant eux-memes et devant les gardiens des prisons et se féliciter mutuellement de l'excellent travail qu'ils avaient accomplis en démasquant l'ennemi qui s'était infiltré dans leurs rangs. En outre, Bauer n'ignorait pas qu'un proces en engendrait un autre et qu'aucun répit n'était possible en la matiere. Je suppose que si Bauer a fini par obtenir le grade de lieutenant-colonel, c'est parce qu'il s'était montré  particulierement efficace dans son travail de tortionnaire. Il était sans doute d'une grande conscience professionnelle, tres minutieux dans l'accomplissement de ses tâches.

Certains dirigeants de l'AVH se sont suicidés, mais, concernant le drame intérieur qu'ils ont vécu, aucune " confession " digne de foi n'a vu jusqu'a présent le jour, en dehors du livre de Vladimir Farkas. Sans doute, e ceux qui ont participé a ces crimes estiment-ils que leur vécu est tout simplement inénarrable.

Par ailleurs, nous savons qu'aussi savants et cultivés qu'ils soient, les hommes sont capables d'admettre les pires absurdités. Guidés par le fanatisme religieux ou national, ils continuent a massacrer leurs prochains dont ils savent pertinemment qu'ils sont innocents. Ce qui ne les empeche pas de justifier leurs actes du point de vue juridique aussi bien qu'éthique.

Les éthiques sont nombreuses et contradictoires. Cependant, tous ceux qui agissent au nom de leur propre morale, la seule authentique et salutaire a leurs yeux, se croient légitimement autorisés a perpétrer meurtres et attentats.

Cependant, ce qui est particulier dans le cas de Bauer et Cie, c'est que leurs méthodes, (proces préfabriqués, aveux extorqués, etc.) ne sont pas conciliables avec la morale communiste. D'ailleurs, le Parti a fini par renier ses propres sbires. Rákosi tenta de faire endosser a Gábor Péter et a sa " bande " la responsabilité de ses crimes et de nombreux dirigeants de l'AVH furent arretés et condamnés. De meme, en Union Soviétique, les actes illégaux furent attribués a Staline (une fois qu'il était mort) et a Beria (rapidement mis hors d'état de nuire). Dans ce dernier pays, la démocratie en étant encore a ses premiers balbutiements, il est toujours impossible de poser certaines questions embarrassantes et les anciens du KGB peuvent toujours invoquer le fait qu'ils n'ont fait qu'obéir a des ordres. Ce qui est vrai. Comme dans toute bureaucratie qui se respecte, ils sont couverts par des documents soigneusement archivés.

 

Nous nous taisions tous Du châtiment

Le châtiment divin ne se traduit pas toujours par des coups de bâton, affirme un dicton hongrois : en effet, peu apres avoir perpétré leurs crimes, Gábor Péter et ses hommes furent arretés et impliqués dans un proces antisioniste alors en préparation. Ainsi, a partir de janvier 1953, assassins et tortionnaires ont passé six mois dans les memes prisons ou ils avaient enfermé leurs victimes et subi a leur tour ce qu'ils avaient infligé a ces dernieres. Seule, une partie d'entre eux fut libérée apres la mort de Staline. Quant a Mihály Farkas et son fils Vladimir, c'est a ce moment-la qu'ils furent arretés et emprisonnés : revenu au pouvoir, Kádár (qui, avant son arrestation, s'était lui-meme rendu coupable de ce qu'un doux euphémisme désignait par l'expression " actes illégaux ") n'avait pas oublié le traitement infernal qu'ils lui avaient réservé. Les principaux responsables passerent plusieurs années en prison.

Apres la disparition de l'inquisition, le régime totalitaire demeura en vigueur pendant une trentaine d'années encore aussi bien en Union soviétique que dans les pays satellites. Ce qui prouve l'inutilité de l'inquisition stalinienne ; pour sauvegarder le régime, pas besoin d'inventer des ennemis imaginaires: il suffit de jeter en prison tous ceux qui osent ouvrir la bouche. En revanche, la Grande Révolution d'Octobre ne pouvait se passer de la dictature jacobine, de ses Saint Just et de ses Robespierre. L'Histoire, forcément, s'est répétée et, démentant les prévisions de Marx, déboucha non sur une comédie, mais sur une tragédie sanglante et durable dont les partisans de la nouvelle et grande révolution devinrent les premieres victimes.

 

 

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