Drawings by János HÁY.
Ferenc FEJTŐ

FERENC FEJTŐ


ERASME, SAINT OU HÉRETIQUE

L' invention de l'imprimerie eut pour conséquence une diffusion beaucoup plus large de l'érudition et des recherches scientifiques. La multiplication des universités ouvrait de nouveaux foyers aux disputes théologiques et juridiques, et à la mise en question des autorités que l’on croyait jusqu'alors incontestables, notamment la papauté et les ordres religieux.
Des étudiants provenant de toutes les régions de l’Europe et organisés selon leur nation, voire leur langue d’origine, ont créé, sous le toit de l’universalisme latin un large espace à la prise de conscience d’une diversité dans l’unité, et dans lequel se dessinaient déjà les contours des nationalismes émergents. En même temps, la lecture plus répandue des philosophes grecs (Platon, Aristote, les stoiciens, voire épicuriens) suscitait des questions auxquelles on ne trouvait pas de réponse chez Saint Augustin ni chez Saint Thomas. Pour résister à des interrogations hérétiques, les armes de l'Inquisition et de la police se révélèrent de plus en plus impuissantes. Au sein même de la hiérarchie commençait à prévaloir le sentiment de l'urgence d'une réforme, à la fois morale et institutionnelle. La Renaissance artistique due aux trouvailles archéologiques déclencha alors une révolution culturelle qui, après s'être limitée à des cours princières, commença à gagner du terrain dans la classe des bourgeois cultivés avides de lire les oeuvres de Pétrarque, de Dante, de Marsilio Ficino, de Pico della Mirandola, voire du sulfureux Niccolo Machiavelli.
C'est le moment où entra en scène Erasme de Rotterdam (1469-1536), qui dans des oeuvres écrites en un latin élégant et plein d'esprit, dédicacées à des sponsors choisis parmi les princes régnants et les milieux du haut Clergé, a été un des premiers à tenter d'harmoniser les vérités de foi et les pratiques du christianisme avec la raison scientifique.
Erasme reste une figure mystérieuse. Etait-il vraiment croyant? Beaucoup de théologiens comme ceux de l'université de Leyde en ont douté. Mais d'autres, parmi lesquels de très hauts protecteurs ecclésiastiques, le défendaient contre ses dénonciateurs, persuadés de la sincérité de son zèle de réformateur, qui s’était donné pour but la purification et la modernisation de l'Église romaine. Lui- même n'avait rien de vraiment révolutionnaire; sa hardiesse dans l'écriture allait de pair avec un profond pacifisme, une horreur de tout désordre. Il était comparable en cela aux Encyclopédistes du XVIIIème siècle. Ceux-ci se référaient d’ailleurs souvent à Erasme.
Lorsqu’ils exprimaient leur désir de changement "par le haut", c’est-à-dire par la conviction des pouvoirs régnants, civils et ecclésiastiques comme Platon n’était pas d'accord avec son élève, Alcibiade. Ainsi, Erasme était loin d'approuver les agissements de Luther qui, à ses débuts, l’avait beaucoup respecté et lui disait son admiration. C'est que Luther était un esprit fanatique, un rhéteur, un prophète, tandis qu' Erasme était homme de cabinet et de salons. Luther incarnait le peuple allemand, Erasme l’élite intellectuelle cosmopolite. Il y avait en lui du courtisan, dans le meilleur sens du terme.
Son meilleur biographe, son compatriote J. Huizinga, semble avoir eu raison quand il soupçonnait qu' Erasme ne se rendait pas compte de l'effet explosif que ses écrits allaient avoir sur des lecteurs moins raffinés et moins subtils que lui-même. Aussi tomba-t-il dans l'erreur de nombreux réformateurs savants et pacifiques qui, s’estimant prudents, initiaient des mouvements historiques, sans prévoir les conséquences pratiques que pouvaient produire un discours, une idée, ou un projet lancé en toute innocence, semblables à de minuscules flammes provoquant un incendie de forêt. On ne peut douter de la sincérité de la bonne foi d’Erasme quand il écrit en 1526 à un correspondant luthérien : "je ne me suis jamais opposé à l'Église catholique. Certes, je sais que dans cette Église, qu'on nomme "papiste", ily a beaucoup de gens qui me déplaisent; mais j'en aperçois aussi dans votre Église. On supporte mieux le mal auquel on est habitué, c'est pourquoi je supporte cette mienne Église jusqu'à ce que je n'en trouve pas de meilleure. Et elle aussi doit me tolérer en attendant que je m'améliore. Enfin, navigue bien celui qui, entre deux maux différents, cherche à prendre un entre-deux." Certes, il n'était pas facile pour Erasme d'être un homme du juste milieu. Refusant de prendre réellement partie, soupçonné par les uns, il s'est attiré les suspicions des autres. Mais en fin de compte, il avait la chance d'avoir assez bien navigué entre Charybde et Scylla, car il ne fut pas excommunié par l’Église ni rejeté par des luthériens comme Melanchthon : ils n'ont jamais rompu avec lui. Sa vie fut malgré tout un échec puisque son propre projet - d'abord la réforme par le haut sans violence, puis la réconciliation des deux parties - ne s'est pas réalisé. Ceci dit, sur l’important point philosophique du libre arbitre (de libero arbitrio), Erasme s'est prononcé clairement pour l'autorité de la religion de l'Église contre le point de vue de Luther.
Dans son livre le plus lu, car écrit pour le grand public, L'ÉLOGE DE LA FOLIE, qui a sa place parmi les chefs d'oeuvre de la littérature mondiale, Erasme fait cependant l'aveu suivant : "depuis longtemps, je m'oublie, j'ai dépassé les bornes." Il les a dépassées effectivement sans le vouloir, et on s'étonne même qu'il n'ait pas été mis au pilori par le Concile de Trente.
Certes, en faisant une pirouette au lecteur, il ajoute : "eh bien, si vous trouvez que j'ai parlé avec trop de pétulance ou de loquacité, songez que c'est la folie et une femme qui a parlé." Erasme écrit en effet son opuscule sous la forme d'une lettre à son ami Thomas More en prenant le masque de la folie qui parle, une femme-folie dont il dit qu'elle a le pouvoir surnaturel de répandre la joie parmi les Dieux et les hommes. Donc ce qu’elle dit est plutôt sagesse que folie. Erasme a écrit une ¦uvre satirique, plus encore : ironique, cachant un masque qu'il relève de temps en temps, notamment lorsqu’il écrit qu' "il faut être fou pour faire le sage". De toute évidence, il ne peut faire de doute pour son lecteur que sous le titre Éloge de la folie, il fait en réalité l'éloge de la sagesse, que sous la forme d'un éloge, il blâme tout ce qui est irrationnel dans la vie quotidienne de la société. Pour que personne ne s'y trompe, il se compare aux fous des rois, qui seuls à la cour avaient la permission d’être francs et de dire la vérité. Un des arguments employés par Erasme pour démontrer la prééminence de la folie sur la raison est de dire que les sages sont généralement des gens austères, studieux, mais affreusement ennuyeux, alors qu'il vaut mieux, pour le plaisir de vivre, être un peu fou. Il faut être fou pour aimer la vie comme peuvent l'aimer les femmes. Ne faut-il pas d’ailleurs être fou pour se mettre la bride du mariage au cou, alors que la sagesse fait imaginer les douleurs et les dangers de l'accouchement, et tous les tracas de l'éducation? Quelle est la femme qui, après avoir fait une seule fois pareille expérience, voudrait recommencer ? Que serait la vie - c'est toujours la Folie qui parle -, mériterait-elle de s'appeler la vie, si l'on en ôtait tout le plaisir ? Et Erasme de citer Sophocle, qui écrit que "là où est l'inconscience, la vie est plus douce". "Regardez-moi ces gens sombres, adonnés à l'étude de la philosophie ou du russe ou aux affaires sérieuses et ardues. N'est ce pas que la plupart ont vieilli avant d'avoir été vraiment jeunes? Parce que le continu des pensées ont épuisé peu à peu le souffle et la sève de la vie. N'est-ce pas la folie qui, au contraire, est capable de retenir la jeunesse dans sa course fugitive ? "
Ce n'est pas innocemment que les princes employaient pour confidents des fous de préférence. Chez qui d'autre pouvaient-ils trouver ce franc parler et cette probité ? Certes, la sagesse, selon la définition des stoïcien être s, consiste à prendre la raison pour dite. "Mais la raison toute seule ne peut rien en général contre des tyrans aussi violents que la colère qui tient la citadelle de la poitrine, et même la source de la vie, quelque heure, est la concupiscence qui étend largement son empire, jusqu'au bas du pubis. Ce que peut la raison contre ces deux forces réunies, la vie courante des hommes le montre assez." On remarquera ici par quelle ruse la folie comme masque démasque la réalité de son temps, la "vie courante" des hommes, la société contemporaine. Les femmes de la haute société qu'il fréquentait devaient se reconnaître dans le portrait qu'il dessinait : il les décrivaient comme des belles qui "ont l'avantage de la beauté", ce qui leur sert à exercer une tyrannie sur les tyrans eux-mêmes. "D'où vient du reste chez l'homme cet aspect rude, cette peau velue, cette forêt de barbe, cet air de réelle vieillesse, sinon du vice de la sagesse ? Tandis que les femmes qui ont les joues toujours lisses, une voix toujours flûtée et la peau douce sont l'image d'une perpétuelle adolescence. D'ailleurs, que désirent-elle d'autre dans cette vie, sinon plaire le plus possible aux hommes? On ne niera pas cette vérité si l’on songe aux inepties qu'un homme peut dire à une femme, et aux extravagances qu'il peut commettre, quand il s'est mis en tête de prendre du plaisir avec elle."
Erasme, qui dans son œuvre reste très discret sur les rapports qu'il avait avec le genre féminin, ajoute - mais il me semble sérieusement : " vous savez donc maintenant de quelle source coule le premier et le principal divertissement de la vie ". Bien sûr, c'est la Folie qui parle ici, et non la sagesse, qui demanderait de mettre en garde contre le péché de concupiscence. On peut imaginer la tête des censeurs de la Sainte Inquisition lisant ces frivolités que le Pape protégeait de son autorité!
C'est qu'il fallait beaucoup de subtilité pour se reconnaître au milieu des pièges posés par Erasme dans son texte! Par exemple : parle-t-il sérieusement, ou au contraire plaisante-t-il - ou plutôt la Folie lorsqu’il demande si on peut aimer tout en étant soi-même ? Plaisante-t-il quand il déclare que le plus grand bonheur consiste à vouloir être ce que l'on est ? Le jugement qu'il porte sur le monde est-il sage ou risible?"
Tout ce qui se fait chez les mortels est plein de folie, fait par des fous, devant des fous . Il ne faut pas oublier que le public auquel il s'adressait était constitué de princes royaux et de princes d'Église. Mais en revêtant un masque – Aristophane l'a compris tout comme Shakespeare – on peut tout dire. On peut proclamer par exemple que "c'est la folie qui engendre les cités, c'est par elle que se maintiennent les empires, les magistratures, la religion (sic.), les conseils, les tribunaux, et la vie humaine n'est rien qu'un jeu de la folie."
Plus Erasme avance dans son discours, plus il s'enhardit. Il fait le tour de tous les métiers, de toutes les vocations. "Toute la vie des mortels n'est autre chose qu'une pièce de théâtre où chacun s'avance masqué." (N'est-ce pas Spinoza qui dira cela de lui-même ?) Erasme ne rate pas non plus les scientifiques : la race simple de l'Age d'Or, dépourvue de toute science, vivait sans autre guide que l'instinct de nature. De quel besoin avait-on de la grammaire quand il n'y avait qu'une langue ? De là à dire que les arts et les sciences furent "inventés par de mauvais génies" – autrement dit par le Diable – : on le verra chez le grand poète italien Carducci du XIXe siècle qui, mû par un anticléricalisme jubilant, l'écrivit dans un grand Hymne au Diable qui scandalisa la moitié de l'Italie.
Erasme rappelle que parmi les mortels les plus éloignés du bonheur se trouvent ceux qui s'appliquent à la sagesse : ces derniers sont deux fois fous par le fait qu'étant nés hommes, ils oublient leur condition, ils aspirent à la vie des Dieux immortels, et à l'exemple des gens, font la guerre à la nature munis des armes de la science.
Il arrive qu'Erasme révèle brusquement son véritable dessein: "Il y a dans la vérité un pouvoir inné de plaire si l'on n'y ajoute rien d'offensant. " Il est vrai qu'immédiatement après avoir remis le chapeau de fou, Erasme a écrit que les Dieux ont réservé ce don aux fous. Pourtant, il s'est démasqué, car il a livré le secret de son propre succès et s'est distingué de ses disciples qui se prenaient trop au sérieux. Il a critiqué, il a ironisé, il a ridiculisé ses ennemis, mais toujours avec élégance et douceur, sans rien d'offensant. Plus tard, il a écrit qu'on "distingue le fou du sage à ceci que l'un est guidé par la passion, l'autre par la raison". Là, il se contredit. Car Erasme avait bien une passion, celle de la raison et de la vérité. Le sens même de l'ouvrage est dans cette formule qu'il faut être fou pour être sage. D'ailleurs, Erasme se trahit à un coin de sa lettre : il qualifie son destinataire Thomas Moore de "sage plein de folie".
Dans les chapitres 40 à 44, Erasme vide tout le fiel qu'il a dans le ventre contre les prêtres et les moines qui, abusant de la crédulité de leurs fidèles, racontent des miracles et des prodiges inventés. Ces prêtres et ces moines s'appuient selon lui sur certaines petites formules ou des prières magiques, et promettent richesse, honneur, prestige, abondance, santé toujours florissante, très longue vie, et pour finir, une place au Paradis auprès du Christ ; ils vendent leur indulgence à tant de parjures, de débauche, d'ivrognerie, de meurtres, d'impostures, de perfidies, "rachetés comme par un contrat, si bien rachetés qu'on peut maintenant repartir à neuf pour un nouveau cycle de crimes". Erasme ose tourner en ridicule les pays qui revendiquent pour eux-mêmes un saint particulier, et qui lui confèrent des attributions particulières - celui-ci guérit la rage de dents, celui-là assiste les femmes en couche. "Il y en a qui, à eux seuls, valent pour plusieurs choses, surtout la Vierge, mère de Dieu, à qui le commun des hommes attribue presque plus de pouvoir qu'à son Fils." (Je ne comprends vraiment pas comment ce demi-blasphème, la condamnation des excès du culte de Marie, a pu échapper à Rome où Erasme n'avait pas que des amis !)
Je ne détaille pas les railleries qui suivent sur les ex-voto, sur toutes les "extravagances" que les prêtres admettaient entretenir sans scrupules, car ils n'ignoraient pas le profit qu’ils en tiraient. Erasme exerce ensuite son ironie sur les Universités qu'il a fréquentées, où les étudiants se font concurrence en chauvinisme en se réclamant chacun de sa propre nation et même de sa propre cité, les uns revendiquant la beauté physique, le talent musical et les bonnes tables, les autres se flattant de leur noblesse, d'un titre de parenté royale et de leurs subtilités dialectiques. Les Parisiens s'arrogeaient tout particulièrement le mérite d’un savoir théologique qu'ils refusaient à peu près au reste du monde. Les Juifs continuaient d'attendre avec constance leur messie, les Allemands étaient fiers de leur haute taille et de leur savoir en magie. Dans le chapitre 45, Erasme peint en outre un tableau caricatural des sermons à l'Église: tout le monde dort, baille, s'ennuie. Mais lorsque le prêtre, comme il est fréquent, commence à raconter une histoire de bonne femme, tout le monde se réveille, se redresse, et écoute bouche bée.
C'est avec plus d'ironie – on pourrait parler d'auto-ironie – qu'Erasme s'en prend aux grammairiens: c'est-à-dire aux savants connaissant et enseignant le latin, le grec et l'hébreu, de plus en plus répandus dans les universités où ils n'étaient pas toujours bien vus, ne serait-ce qu'à cause des fautes de sens, que par manque de vraie connaissance des langues, les enseignants commettaient en traduisant la Sainte Ecriture. (On sait que la traduction par Erasme du Nouveau Testament, qui devint vite un best-seller en Europe – 300 000 exemplaires vendus entre 1515 et 1520 – malgré les erreurs que des traducteurs ultérieurs y décelèrent, a pu être considérée non seulement comme un chef d'oeuvre littéraire, mais aussi comme une révélation du vrai Jésus). Puis la Folie-Erasme fait le compte des poètes, des juristes, des philosophes "vénérables par leurs barbes et leurs manteaux" et qui, "commeils ne savent rien du tout, prétendent tout savoir" ; il fait le compte des théologiens, "qu'il vaudrait peut- être mieux passer sous silence", à qui il réserve les flèches les plus empoisonnées, et dont il enrichit l'arsenal de la Réforme. Il se moque des thèmes de leurs dissertations : y a-t-il plusieurs filiations dans le Christ? La proposition "Dieu le Père hait son fils" est-elle soutenable? Dieu aurait-il pu s'incarner dans une femme? Et dans un diable? Et dans un âne? Et dans une citrouille? Et dans un caillou? Assurément, il n’aimait pas les scolastiques. Et il va jusqu’à prendre pour cible Saint-Paul lui-même, à qui il reproche sa définition de la foi qui sait "la substance des choses qu'on doit espérer, la preuve de celles qu'on ne voit pas". Il tourne en ridicule ceux qui discutent pieusement de l'Eucharistie et qui, si on les avait interrogés sur le terminus a quo et sur le terminus ad quem, sur la transsubstantiation, sur la façon dont un même corps peut être présent en divers lieux, racontent des sornettes. Or ces théologiens, qui façonnent et refaçonnent à leur guise les Saintes Ecritures, s'érigent en censeurs de l'Univers et rétractent tout ce qui ne se conforme pas rigoureusement à leurs conclusions : "cette proposition-ci est scandaleuse, celle-ci est irrévérencieuse; celles-là sont hérétiques". Érasme croyait-il au Diable et à l'Enfer ? En tout état de cause, il n'en parlait pas beaucoup et s'il y faisait allusion, c'était plutôt comme un objet de croyance des chrétiens crédules qu'il raillait.
Dire du mal, se moquer des spéculations théologiques et des mœurs de moines, était bien à la mode chez les humanistes de France, d'Allemagne et d'Italie de l'époque. Plus risqué cependant était de tourner en ridicule les princes. Or la Folie sait bien en quoi consiste un bon gouvernement en principe, car elle sait aussi qu’" un tel gouvernement n'existe qu'en théorie, ou bien chez des princes fous ". Car celui-ci ne devrait penser qu'à l’intérêt général, ne pas s'écarter d'un pouce des lois dont il est lui-même l'auteur et l'exécuteur, et répondre de l'intégrité des fonctionnaires et des magistrats. Erasme semble admettre que de tels princes peuvent exister, mais seulement au début de leur règne; les conditions de vie apportent avec elles trop de tentations qui les écartent du droit chemin, tels que les plaisirs, l'absence de contraintes, la fratrie, le luxe sans parler des pièges, des haines, de tous les autres dangers et des craintes. "Ainsi à leur âge de raison, les princes abandonnent à Dieu tous ces soucis, ne s'occupent confortablement plus que d'eux-mêmes, et croient remplir honnêtement leur rôle de prince s'ils chassent assidûment, s'ils entretiennent de bons chevaux, s'ils inventent chaque jour de nouveaux moyens pour réduire les ressources des citoyens et les faire passer dans leurs caissettes". Pas moins féroces sont les portraits que trace Erasme des courtisans, des souverains pontifes, des cardinaux, des évèques, qui "rivalisent délibérément avec les habitudes des princes et en sont presque àles dépasser".
On peut certes mesurer ici la tolérance que les papes de la renaissance, comme Jules II, et les princes qui lisaient ses livres, savaient manifester à l'égard des " fous du roi " comme Erasme, en songeant à l’absence de toute réaction sévère à son égard, lui qui leur reprochait franchement de ne pas imiter, ce qui serait leur devoir, la pauvreté, les travaux, l'enseignement, la croix, le mépris de la vie opulente de ne pas se donner la peine de "réfléchir à leur nom de "pape", autrement dit de père du peuple, ou à leur surnom de "très Saint". "Tant de richesses, tant d'honneur, tant d'autorité, tant d'impôts, et toutes ces indulgences." (Ici Erasme fait allusion à "l’affaire des indulgences ", qui provoquait tant de remous dans la société allemande à l’époque).
Et nous approchons des 95 thèses de Wittenberg, de la Confession d'Augsbourg, où la Réforme se radicalise en révolte, voire en révolution en Allemagne. L'idée de transformer ces critiques de moeurs en actions violentes, d'inciter des masses à la guerre contre, non pas les abus, mais ceux qui en sont rendus responsables - cette idée de transformer le combat d'idées en combat d'armes était loin d'Erasme. Il était profondément pacifique et non violent. Il prêchait la réconciliation et le dialogue. Il dénonçait la furie de la guerre : " puisque l'Église chrétienne a été fondée par le sang, confirmée par le sang, accrue par le sang, maintenant ils combattent par le fer, comme si le Christ n'était plus, lui qui défendait les siens à sa manière douce. Alors que la guerre est chose si sauvage qu'elle convient aux fauves et non aux hommes. Si pestilentielle qu'elle entraîne avec elle la corruption générale des m¦urs, si injuste que ce sont d'ordinaire les pires bandits qui la font le mieux. Et les savants flatteurs ne manquent pas pour appeler cette folie manifeste zèle, piété, courage, et pour imaginer une voix qui puisse permettre de dégainer une épée meurtrière, et la plonger dans les entrailles de son frère, tout en restant malgré tout dans cette charité parfaite, que suivant le précepte du Christ, un chrétien doit à son prochain". On voit qu'il y a eu des moments où, par une distraction vers laquelle l'entraîne l'inspiration, Erasme oubliait qu'il s’était proposé de faire l’éloge de la folie. Car la folie de la guerre, il la dénonçait, il la combattait.
Mais il n’était pas un homme d’action. Il a cru à la possibilité de réformer, d’améliorer le christianisme par l’éloquence de son verbe, par la persuasion. Il voulait rappeler l’Église à ses sources, c'est-à-dire à la Bible juive et aux Evangiles, pour en faire une Église non pas obsédée par le péché originel et par la peur de l'Enfer, mais une communauté pacifique et douce. En ce sens, on peut le qualifier d'utopiste, à l’instar de son ami Thomas More. Il y avait certainement quelque chose de voltairien dans son ironie, dans son esprit critique, et même dans son élégance. Il était pourtant plus chrétien que Voltaire (bien que ce dernier n'ait jamais renié l'existence de Dieu et que s'il s'en prenait violemment à l'Église et à ses pratiques, il se référait volontiers, comme Erasme, à l'enseignement de Jésus.) On pourrait d’ailleurs dire la même chose d'un autre chrétien hérétique, Ernest Renan. Erasme ne croyait pas au Diable, il savait que l’homme était vulnérable, mais il ne le diabolisait pas. Or, comme le dit justement Pierre Chaunu, "une révolution religieuse ne peut naître que sur les hautes eaux. La mise en mouvement jusqu’à l’éclatement et la déchirure supposait plus et mieux que la science erasmienne, qu’une interrogation sur le fondement de la dogmatique ou la structure institutionnelle de l’Église visible, il fallait l’angoisse du salut, il fallait, mieux que des réformateurs : un prophète”.

 

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