Document
Kairos pour l’Europe
Pour
une Europe centrée sur le social, la vie et la démocratie
Appel
à
la société civile
en
vue de former une coalition
pour
se libérer du joug d’une économie mondiale
dérégulée
mai
1998
Sommaire page
INTRODUCTION 3
PREMIERE
PARTIE
I.
Regarder la réalité en face
1.
Nos expériences dans le contexte de la mondialisation
7
2.
La situation particulière aux pays d’Europe Centrale et de
l’Est
8
3.
La situation propre aux pays de l’Union Européenne (UE)
9
II.
Reconnaître les causes
1.
L’enracinement dans la culture européenne
10
2.
Les points principaux de notre analyse
11
III.
Juger avec notre cœur et notre esprit
1.
les vieux conflits
14
2.
De nouvelles possibilités
15
IV.
Agir ensemble
1.
Discerner et dénoncer
17
2.
Refuser
17
3.
De nouvelles visions
18
4.
Des alternatives à petite échelle
19
5.
L’engagement politique
21
V.
Les prochaines étapes du processus
24
DEUXIEME
PARTIE
I.
Un exemple de réflexion critique pouvant mener à nouer des
alliances :
les
Eglises chrétiennes
1.
les fondements bibliques des Eglises chrétiennes
26
2.
Quand des théologies « d’Etat » et
« capitaliste» justifient l’injustice,
27
l’absence de paix et de la destruction de l’environnement
3.
La réconciliation fictive sur base d’ecclésiologie.
28
4.
L’option fondamentale de la théologie prophétique
aujourd’hui :
29
la vie pour tous plutôt que l’argent pour quelques-uns
INTRODUCTION
En
Europe, ça bouge.
Des chômeurs ne se contentent plus de leur situation d’exclusion
et commencent à développer différentes initiatives. Des
syndicats n’acceptent plus que certains droits sociaux acquis de haute
lutte soient démantelés et s’efforcent de peser à
nouveau en politique. Des mouvements de femmes s’attaquent aux structures
patriarcales. Des mouvements étudiants manifestent contre les
réductions des budgets de l’éducation. Des assurés
sociaux réagissent contre un système de santé
réservé aux riches. Des agriculteurs refusent les politiques
agricoles dont ne bénéficient que les grosses
sociétés et les détenteurs de capitaux.
Des
chrétiens et même certaines Eglises font retour à leurs
racines bibliques et redécouvrent « l’option
préférentielle pour les pauvres ». Des paroisses et
des groupes de citoyens militants donnent asile en divers lieux à des
réfugiés menacés d’expulsion et mènent
d’autres actions. Des organisations non-gouvernementales (ONG)
fédèrent leurs énergies dans des campagnes
destinées à promouvoir la justice entre le Nord et le Sud. Des
mouvements de paix se manifestent à nouveau aux yeux de l’opinion
publique. Des mouvements écologistes combattent énergiquement
diverses formes d’atteintes à la vie. Des intellectuels, des
artistes et même des secteurs de la classe moyenne font entendre leurs
voix et disent :
« A présent, cela suffit ! »
Par
ce Document Kairos pour l’Europe, nous voudrions discerner le sens de ces
nouveaux mouvements en Europe et apporter notre part au changement en cours.
En
1985, l’oppression que le régime d’apartheid faisait peser
sur la majorité de la population
d’Afrique
du Sud
avait atteint son point maximum. Par ailleurs, la résistance se
regroupait tant à l’intérieur qu’à
l’extérieur du pays. C’est l’époque où
des chrétiens ont proposé leur analyse théologique de la
crise politique et ont appelé leurs Eglises à choisir clairement
le camp de la résistance et de la solidarité. Ce faisant ils ont
renforcé des alliances anti-apartheid à travers le monde entier.
Cet appel, ils l’ont intitulé Document
Kairos
.
Ils
ont utilisé un mot grec qui dans la Bible signifie
le moment opportun du repentir, de la conversion et des changements
pour lutter de façon décisive aux côtés des
opprimés, en période de crise ou quand est venue l’heure
de vérité.
En
1988, des chrétiens
d’Amérique
Centrale
stimulés par ce Document Kairos d’Afrique du Sud, ont
publié également un Document Kairos adapté à la
situation de leur région. Le président américain Reagan
avait alors, avec le soutien des régimes militaires da la région,
déclaré « une guerre totale contre les
pauvres »
et
contre les mouvements sociaux qui les soutenaient. Parmi eux, ceux qui
étaient chrétiens, ont alors publié
leurs
«
Revendications
aux Eglises et au monde
».
Quelques
années plus tard, des chrétiens des Philippines, de Corée
du Sud, de Namibie, d’Afrique du Sud, du Salvador, du Nicaragua et du
Guatémala se sont réunis et ont préparé un document
«
Le
chemin de Damas - Kairos et conversion
».
Ils y interpellaient les Eglises et les chrétiens,
particulièrement ceux du Nord, les invitant à retirer leur
soutien à ceux qui « persécutent » les
populations (particulièrement celles du Sud), à renoncer au
colonialisme et à l’impérialisme. Par analogie avec la
conversion de Saül devenu Paul sur le chemin de Damas, les soi-disants
chrétiens étaient invités par ce Document à
abandonner leur rôle de « persécuteur » pour
commencer à travailler à l’avènement de
communautés messianiques de justice et de paix.
En
1989 à Bâle, lors du premier Rassemblement oecuménique
européen pour « la Justice, la Paix et la sauvegarde de la
Création », des groupes oecuméniques ont
adhéré à cet appel.
Ils
ont constitué le réseau de
KAIROS EUROPE
.
Deux motivations les animaient.
D’abord,
l’injustice présente qui ne menace pas seulement la survie des
populations du Sud. Chez nous aussi en Europe, le néolibéralisme,
qui repose sur la dérégulation du marché, mène au
chômage de masse et à la régression sociale. Il ne
s’agit pas seulement de rencontrer
l’injustice
que l’Europe exerce à l’égard de pays tiers, mais
aussi celle
qui se développe en Europe
elle-même et rencontre une résistance croissante.
2°
Ensuite, une telle résistance au néo-libéralisme ne peut
réussir que si les solidarités entre exclus et
défavorisés du Sud et du Nord, de l’Est et de l’Ouest
se rejoignent par-delà les frontières des diverses croyances et
philosophies. C’est pourquoi le présent appel ne s’adresse
pas seulement aux chrétiens et aux Eglises.
Comment
cet appel a-t-il vu le jour ?
Dès
1996
KAIROS EUROPE
a invité des groupes, mouvements et individus à préparer
un Document Kairos pour l’Europe. A ce jour, ils sont environ deux cents
à avoir pris part à la discussion et rédigé
plusieurs versions et textes-martyrs. De nouvelles réponses, amendements
et corrections arrivent chaque jour. Nous ne pouvons donc croire que cette
version du document Kairos sera la dernière. Nous souhaitons en fait par
la confrontation même avec ce texte stimuler un processus qui va
au-delà de ce document.
Nous
vous invitons par ce document, à réfléchir, à
discuter, à le signer et par-dessus tout à créer des
alliances avec d’autres en vue de changer la situation actuelle. Les
causes des développement injustes au niveau mondial et en Europe ont des
racines communes. Nous ne pouvons en arriver à bout que si nous nous
mettons ensemble.
Qui
sommes-nous qui lançons cet appel ?
Les
auteurs et signataires sont des personnes et des groupes d’origine, de
centres d’intérêts et d’options politiques divers,
mais qui ont une préoccupation commune.
- Il
y a notamment parmi nous
des
groupes de gens particulièrement touchés par
l’évolution économique et sociale en Europe,
y compris des organisations à la base et mouvements qui se sont
créés en solidarité avec eux. Ils travaillent à
développer la justice sociale, la paix et le respect de
l’environnement ; ils agissent en partenariat avec des groupes et
mouvements en Asie, Afrique et Amérique latine ; ce sont des
populations en lutte pour la justice sociale en Europe centrale, occidentale et
de l’Est ; des groupes à l’œuvre contre les
structures patriarcales et pour des relations justes entre sexes, se
confrontant au racisme sur la base de droits égaux pour tous ; des
groupes issus des mouvements de paix ou de la lutte contre la
dégradation de l’environnement et désireux de soutenir des
formes de vie, de travail et de structures qui soient
« durables ».
- Parmi
nous, se trouvent
des
exclu(e)s
.
Ils ont perdu leur travail. Ils(Elles) sont endetté(e)s. Ils(Elles) ont
perdu leurs maisons. Ils(Elles) sont dépendant(e)s de la
sécurité sociale et sont des parent(e)s
« isolé(e)s ». Ils(Elles) sont handicapé(e)s.
Ce sont des personnes âgées avec une petite pension.
Il y a aussi des demandeurs d’asile et des migrants qui souffrent de
discriminations, des victimes de violence sexuelle et structurelle, des
exclu(e)s de la société et des Eglises officielles,
privé(e)s de toute capacité d’influence directe ou
indirecte. Certains n’ont même pas de statut légal. En tant
que femmes, ces personnes sont particulièrement touchées et
désavantagées par rapport à toutes ces situations.
Beaucoup se sont replié(e)s sur des ghettos, d’autres plongent
dans la dépression et d’autres enfin penchent pour
l’agression et la violence.
Ils
(Elles) cherchent à se joindre à d’autres pour gagner un
droit à la participation.
- Parmi
nous, il y a
des
gens aux emplois précaires
.
Beaucoup ont peur de perdre leur emploi prochainement. De là, ils
acceptent les pressions exercées par leurs employeurs visant à la
réduction de leurs salaires ou à des conditions de travail
détériorées. Ils abandonnent même tout sens de la
solidarité avec les autres et ne poursuivent plus que leurs propres
intérêts. Ils vivent dans le stress, tombent malades de plus en
plus souvent, et cela au risque de perdre travail et revenu. Ils
réalisent qu’ils luttent pour leur survie et en perdent toute joie
de vivre. En se joignant à d’autres, ils cherchent la force de se
tenir debout.
- Il
y a encore
les jeunes sans espoir d’un avenir décent
et nous sommes leurs porte-paroles. Ils reçoivent une formation scolaire
inadéquate. Certains sont illettrés, d’autres n’ont
pas reçu de qualification qui les rendent vraiment compétitifs et
n’auront jamais un emploi stable. Au lieu de fréquenter
l’école, ils luttent pour leur existence en vivant dans les rues,
travaillent pour des tout petits salaires ou vivent de la prostitution.
D’autres sont enrôlés dès l’enfance comme
soldats et combattent contre d’autres enfants dans des guerres qui ne
sont pas les leurs, ou sont obligés de fuir constamment
l’oppression. La drogue et la culture de la violence se sont
substituées aux jeux insouciants et aux possibilités
d’épanouissement propres à l’enfance.
On compte aussi parmi nous des groupes qui travaillent avec les enfants
des rues, d’autres sont attachés aux droits écologiques
d’enfants empoisonnés dès le ventre de leur mère par
un environnement pollué. La jeune génération
considère d’ailleurs que la génération adulte
actuelle détourne à son profit les ressources naturelles comme si
il n’y avait pas de lendemain. Depuis Tchernobyl, désastre
industriel sans frontières, ils ont perdu toute confiance en une
possibilité de décisions prises de manière responsable
« au nom des générations futures ».
Mais
ces jeunes sont à la recherche de compagnons de lutte capables de
construire avec eux un avenir.
- Il
y a aussi parmi nous
de
nombreuses femmes menacées de violence
physique, psychologique et culturelle. Elles sont souvent
considérées comme des objets, victimes de
stéréotypes dégradants dans les médias, la
littérature et les autres arts. Elles sont soumises au
harcèlement sexuel sur de nombreux lieux de travail. Leur double travail
( à la maison et en dehors ) est souvent regardé comme normal et
rendu invisible dans un monde où les femmes sont
considérées comme soumises aux hommes. Privées de leurs
droits et exclues des structures économiques, politiques et religieuses,
des femmes résistent à toutes ces formes d’oppressions.
Avec d’autres groupes d’exclus, elles exigent de pouvoir participer
pleinement dans les domaines auxquelles elles n’ont pas accès.
- Il
y a également
des
groupes et des personnes d’Europe centrale et de l’Est
,
qui vivent des transitions difficiles et parfois des changements dramatiques.
Avant même que la majorité de ces populations n’aient pu se
rendre compte de l’évolution de la situation, une minorité
s’y est emparée rapidement du pouvoir et des diverses formes
d’influence. Il n’y a pas eu de débat approfondi sur la
faillite de l’expérience du socialisme d’Etat ni sur les
structures de l’économie de marché. Beaucoup de gens ont
subi des dommages tant au point de vue social que culturel ; beaucoup sont
déracinés. Ils ont cherché un meilleur lien entre
liberté et justice. Mais ils ont été colonisés de
force par un nouveau pouvoir. Ils ne veulent pas d’un Etat bureaucratique
aux structures fortement organisées, mais d’un Etat
créateur de justice sociale et économique. Ainsi de plus en plus
de gens de l’Est sont-ils désormais prêts à
s’opposer à la dictature des marchés.
Comme
le déclarait un Hongrois : « Nous vivons
aujourd’hui sous une troisième dictature, après Staline et
Hitler, c’est maintenant celle du marché mondial ».
- Il
y a enfin
des
personnes de la classe moyenne
.
Elles ont souffert d’une manière ou d’une autre de
discriminations ou de pauvreté et sont ainsi devenues conscientes de ce
qui les entoure. Elles voient les injustices, le démantèlement de
la Sécurité sociale et de l’Etat, la violence et les
destructions exercées à l’égard de la nature qui
touchent finalement l’ensemble social, y compris leurs enfants et leurs
petits-enfants. Elles constatent que la pauvreté elle-même touche
de manière croissante leur classe sociale. Par ailleurs, elles souffrent
des maladies dues à la pollution et perdent tout repère
spirituel. Mais elles s’efforcent de ne pas rester sans réaction
éthique face à une connaissance toute théorique de ces
questions d’une part et à la lutte pour préserver leur
niveau de vie d’autre part. Elles veulent rejoindre d’autres
personnes pour mener les changements sociaux nécessaires.
A
qui nous adressons-nous ?
Beaucoup
de gens ne croient plus être capables de faire quelque chose qui puisse
apporter un changement à tous ces dysfonctionnements économiques
et politiques, que ce soit par leur bulletin de vote ou par un dialogue avec
les gens au pouvoir ; certains se résignent ou capitulent.
D’autres pourtant ont gardé espoir.
Ils
s’organisent
au
sein de la société civile
- terme par lequel on désigne généralement les
organisations et actions de citoyens présentes dans toutes les
sphères de la société et qui s’organisent
indépendamment de l’Etat, des sociétés aux
intérêts privés et de l’armée.
Nous
sommes persuadés que c’est seulement au travers de telles
démarches s’appuyant sur une base sociale (from below) que des
pratiques alternatives peuvent se développer et que
l’économie et la politique peuvent à nouveau être
mises au service de l’être humain. C’est pourquoi cet appel
ne s’adresse pas d’abord aux institutions économiques et
politiques, mais plutôt aux personnes actives au sein de la
société civile.
Le
concept de société civile ne manque pas
d’ambiguïté. Il y a des acteurs de la société
civile qui défendent les intérêts des riches et des
puissants économiques et politiques. Nous voulons bien évidemment
travailler avec ceux qui, par contre, sont au service des gens, de la vie, de
la nature et des générations futures -en particulier avec ceux
qui sont en conflit avec les détenteurs de pouvoirs et d’argent.
Devant
la situation critique en Europe comme au niveau mondial, nous voulons lancer un
appel le plus large possible, à nous rassembler (dans notre propre
intérêt) avec ces mouvements de défense, de contestation et
de propositions et ainsi à émettre des signes d’espoir.
La
plupart des associations et mouvements se spécialisent sur une question
ou une catégorie de gens, par exemple les chômeurs. Un tel
objectif précis est nécessaire, vu l’urgence et parce que
ces associations permettent à ceux qui sont directement concernés
de redevenir acteurs; parfois les militants, accaparés par le quotidien,
n’ont plus ni énergie ni courage pour combattre sur des fronts
plus larges ou s’y impliquer politiquement.
Etant
donné le caractère compétitif de nos
sociétés, le fait de s’organiser par rapport à un
objectif unique est d’ailleurs la meilleure manière de vaincre
l’exclusion et la discrimination de certains groupes de population.
De
tels groupes sont de plus des réservoirs irremplaçables
d’expérience, de sagesse et de stratégies pour
l’action. Devant l’ampleur des objectifs à atteindre, il
faut reconnaître cependant le caractère très limité
de ce type de groupe et des stratégies qu’il développe.
Aujourd’hui
il est nécessaire de changer fondamentalement notre système
économique, politique et nos valeurs.
Comme personne ne peut prétendre réaliser cela à lui tout
seul, il nous faut absolument travailler ensemble. Notre but est
d’inviter les groupes et individus de la société civile
comme mentionnés plus haut, à s’engager dans un processus
de réflexions et d’actions en vue de renforcer notre
capacité à travailler en réseau et à former des
alliances. Il ne s’agit pas de construire une nouvelle
super-organisation, mais de rendre possible des coalitions à tous
niveaux et avec des buts précis : des rassemblements locaux
comme Agenda 21, des coalitions nationales comme celles créées
avec les organisations de chômeurs et d’exclus en France, des
alliances européennes comme les « Marches contre le
chômage, la précarité et les exclusions »
Dans
le but de travailler à ces rassemblements, nous proposons dans ce
document, 4 étapes principales :
I.
Regarder la réalité en face
II.
Reconnaître les causes
III.
Juger avec notre cœur et notre esprit
IV.
Agir ensemble
Dans
cette attitude d’esprit, nous invitons les organisations et personnes
engagées pour une Europe centrée sur le social, la vie et la
démocratie, à se mettre d’accord sur des objectifs larges
et, ensemble avec toutes les personnes concernées, à former des
rassemblements politiquement efficaces.
PREMIERE
PARTIE
I.
REGARDER LA REALITE EN FACE
1.
Nos expériences dans le contexte de la mondialisation
L’Europe,
qui a connu une grande prospérité, est actuellement
une
société de plus en plus divisée
.
Tout le monde en convient.
On
sait qu’à l’échelle de la planète, 20% de la
population dispose de 80% des revenus et des ressources et que les 80% autres
se partagent le reste. Cette situation de contraste extrême entre riches
et pauvres est bien présente dans les statistiques des Nations-Unies de
1997 ; celles-ci établissent que 358 multi-milliardaires ont un
revenu annuel équivalent à celui de 45% de la population mondiale
(2,3 milliards de personnes) !
Cette
situation de fracture sociale, de plus en plus apparente même en Europe,
n’est pas seulement une question de ressources matérielles. Tout
au long de leur vie, les exclus ne ressentent que difficultés,
souffrances, stress, insécurité, peur et espoirs
déçus.
On
chante aux travailleurs européens en matière d’emploi les
merveilles du modèle anglais qui reprend les caractéristiques
américaines et on les prépare ainsi à
accepter
de bas salaires et une détérioration des conditions de travail.
Les
changements structurels dans l’agriculture
se multiplient et transforment les fermes en de l’agro-business. Un
petit nombre de fermes peuvent résister grâce à des
pratiques écologiques. D’autres s’efforcent de
développer des fermes coopératives. La majorité des
petites fermes, sur le long terme probablement plus de 50%, devront
s’arrêter.
En
Europe et à l’échelle mondiale, le plus grand
problème est incontestablement le chômage de masse.
Le
chômage structurel et croissant mène souvent à une perte de
dignité et de respect vis-à-vis de soi-même.
Il
peut en résulter une exclusion de la Sécurité sociale ou
même la perte de tout domicile fixe (SDF).
Les
femmes sont particulièrement désavantagées surtout si
elles restent seules avec des enfants.
70%
des personnes exclues sont des femmes. A l’heure actuelle, nous assistons
non plus à l’exploitation telle qu’on l’a connue au
XIX° siècle, mais à l’
exclusion.
Il y a une tendance croissante dans la société à rejeter
ceux qui ne sont pas les gagnants du marché mondial et de sa
compétition.
Les
mécanismes mondiaux qui ont mené à 500 années de
génocide, de catastrophes écologiques, d’esclavage et de
colonialisme sont aujourd’hui de plus en plus à l’œuvre
même en Europe occidentale. Etant donné l’accroissement
tragique de la
pauvreté
et de la misère des populations du Sud, de l’Est et de l’Ouest
,
nous ne devons donc pas être surpris que la
violence
et
les insatisfactions soient croissantes. L’Europe a une longue tradition
de violence ; violence sexuelle contre les femmes, violence
éducative à l’égard des enfants, violence contre la
nature et contre ces populations d’autres cultures qui de manière
abusive sont qualifiées
de
« primitifs ». L’histoire de nos langues et de nos
cultures sont pleines de mythes et symboles qui expriment cette violence.
C’est de là que proviennent ces violences qui détruisent
écoles, familles et cités.
Le
sentiment d’impuissance peut mener au désespoir et ainsi
s’enclenche la spirale de la violence. De vieilles rancoeurs entre
groupes de populations différentes refont surface et sont
artificiellement exacerbées, comme dans l’ex-Yougoslavie. Le
commerce des armes est florissant. La fabrication d’équipements
destinés à la police, pour renforcer la sécurité ou
les prisons fait partie des secteurs de l’économie aux taux de
croissance les plus élevés. Quoique le conflit Est-Ouest soit
terminé, certaines dépenses militaires sont toujours en
expansion. On peut prendre pour exemple les récentes décisions
prises par divers gouvernements européens, concernant la production
d’avions Eurofighter (plus de 30 milliards de Deutsch Marks prévus
sur les prochaines années).
On
pourrait même parler de nouvelles formes de militarisation de
l’Ouest. Des stéréotypes décrivant
de
nouveaux ennemis servent à justifier des forces de déploiement
rapide qui ne serviront qu’à défendre les
intérêts économiques des nations industrielles
occidentales. Nous assistons aussi à une violence structurelle, une
érosion de la démocratie par les institutions multinationales et
financières, la tyrannie de la publicité et de la consommation,
et la marginalisation de toute forme de pensée critique au niveau des
médias.
Du
point de vue écologique
,
nous faisons du surplace. Malgré Tchernobyl, l’énergie
nucléaire a retrouvé quelque respectabilité ; les
réductions de gaz CO2 et les économies d’énergie
sont loin d’atteindre les objectifs initialement fixés, le
réchauffement de l’atmosphère poursuit dès lors son
cours. L’argument de la compétitivité au niveau mondial
pousse les normes écologiques vers le bas. De même les normes
imposées aux manipulations génétiques sont
abaissées. De grandes quantités de ressources naturelles sont
accaparées au bénéfice de la production de biens et
services, elle-même soumise aux pressions artificielles et à la
recherche du profit immédiat qui alimentent en permanence la demande.
La
question écologique a, à l’échelle mondiale, un
impact social énorme. Les mécanismes d’appauvrissement du
Tiers-Monde sont le résultat immédiat entre autres de la
dégradation écologique, laquelle a pour cause des
intérêts économiques dominants.
Ainsi,
la nette diminution des pluies au Sahel durant les vingt dernières
années doit être comprise à la lumière du
réchauffement de la planète. La faim au Nord-Est du Brésil
ne doit pas seulement être liée au système de
propriété des terres agricoles mais aussi aux
déforestations des zones côtières. Selon les estimations de
la Croix-Rouge, il existe à l’heure actuelle environ 50 millions
de réfugiés environnementaux.
Les
prévisions pour l’avenir immédiat devraient en tout cas
nous interpeller. Si un changement écologique structurel n’est pas
décidé, on peut prévoir, selon les estimations de
l’Institut Fraunhofer, que 900 millions à un milliard 800 millions
de personnes mourront de faim d’ici l’an 2030.
Les
20% les plus riches non seulement consomment 80% des ressources naturelles,
mais cause aussi plus de 80% des émissions toxiques et consomment la
plupart des énergies non-renouvelables...
2.
La situation particulière des pays d’Europe centrale et de
l’Est
Nous
avons fini par considérer les difficultés économiques et
sociales présentes actuellement en Europe Centrale et de l’Est
comme les conséquences du communisme. C’est une explication un peu
trop simple et superficielle. L’irruption des forces dominantes de
l’économie mondialisée dans ces pays a pratiquement
empêché toute
possibilité
d’auto-détermination sociale et économique
.
Bon nombre de ces pays (spécialement la Pologne, la Hongrie et la
Yougoslavie) étaient déjà fortement endettés
à l’égard de l’Ouest avant la chute du rideau de fer
et de ce fait sont victimes des mêmes mécanismes que les pays
endettés du Tiers-Monde. De plus, après la chute du communisme,
leurs ressources ont été bradées à l’Ouest et
leurs sociétés se sont retrouvées dramatiquement
divisées en deux groupes : quelques gagnants et beaucoup de perdants.
Ainsi,
dans l’ex-RDA, seuls 6% des outils de production sont restés aux
mains des Allemands de l’Est ; le reste a été
acheté par des sociétés de l’Ouest.
La
côte nord de la Russie a été
presqu’entièrement achetée par de grands groupes
occidentaux parce que son sol contient des réserves importantes de
pétroles, diverses matières premières et que son sol est
couvert de forêts.
Dans
le reste de la Russie, des compagnies transnationales ( CTN ) tirent des
bénéfices substantiels de ses ressources naturelles.
D’ailleurs, en échange de prêts du FMI pour la campagne
électorale de Boris Eltsine, la Russie appauvrie a dû
réduire massivement ses droits de douane à l’exportation
sur ses matières premières, se privant ainsi d’une source
importante de devises. Finalement, la libéralisation des marchés
des ex-pays d’Europe centrale s’est traduite par une
véritable ponction de richesses.
En effet, au sein d’un commerce mondial libéralisé, les
faibles perdent toujours face aux riches.
La
division séparant riches et pauvres
en Europe centrale et de l’Est est dramatique. Le chômage
dépasse de loin le niveau des pays occidentaux. Les programmes
d’ajustement structurel frappe plus spécialement les femmes par la
réduction des services publics (d’intérêts
généraux) notamment. Les plus faibles sont
précipités dans la pauvreté la plus extrême. La
fracture sociale est d’autant plus tragique qu’elle se produit
brutalement.
Le
chômage et les formes les plus sévères de pauvreté y
étaient quasi inconnus jusqu’ici.
Un
élément nouveau de perturbation
dans
les relations de paix sur le continent européen
est l’intégration des pays d’Europe centrale et de
l’Est à l’OTAN. Ces pays doivent moderniser leurs
armées grâce à l’acquisition de nouveaux armements et
ceci constitue un fardeau financier supplémentaire pour eux. Les
marchands d’armes occidentaux y gagnent, les populations de ces pays y
perdent.
On
aurait pu envisager une approche différente de cette pure extension de
la domination occidentale. On aurait pu faire reposer des relations nouvelles
avec ces pays par la développement d’une sécurité
commune et réciproque. L’instrument de cette politique existe
déjà : l’Organisation pour la Sécurité
et la Coopération en Europe (OSCE). On doit tout simplement le renforcer.
L’environnement
est
un autre domaine où l’Ouest doit accepter sa part de
responsabilité. On ne peut énumérer ici tous les scandales
qui illustrent le fait que les pays d’Europe occidentale ont
utilisé des pays d’Europe de l’Est comme des zones de
décharge pour leurs déchets nuisibles et dangereux, ajoutant
ainsi à la pollution produite par ces pays eux-mêmes.
Certaines
organisations de l’Ouest exercent un travail d’aide auprès
de l’Europe de l’Est. Il y a cependant très peu de rapports,
d’analyses et peu de lobbying politique en ce qui concerne les questions
structurelles des pays de l’Europe de l’Est. Il y a là un
domaine où il nous faut intervenir de toute urgence.
3.
La situation propre aux pays de l’Union Européenne (UE)
En
1993,
le
Marché unique
a été institué entre les pays de l’Union
Européenne. L’argument développé entre autres, pour
justifier cette décision était que cela créerait des
emplois. Dès ce moment-là pourtant, on pouvait discerner les
intentions sous-jacentes.
Quand
en 1992, le Traité de Maastricht avait décidé d’une
Union économique et monétaire (UEM), on avait déjà
justifié celle-ci en déclarant qu’elle constituait un pas
supplémentaire qui rendrait l’union politique et sociale
inévitable. Ce qui est arrivé en fait, c’est que
l’Union monétaire a été ratifiée avec pour
seul objectif d’assurer la stabilité de la monnaie (ou
stabilité de la création de richesse). Il n’y a aucun
engagement clair
de
lier celle-ci au développement d’une politique sociale et de
l’emploi qui soit commune.
L’Union monétaire n’est pas plus liée à une
politique européenne cohérente au sein des institutions
économiques et financières internationales .Une telle politique
devrait viser à réguler les flux de capitaux, et
particulièrement à diminuer la spéculation et
empêcher l’évasion fiscale.
Au
lieu de cela, des critères de convergence ont conditionnant
l’entrée des différents Etats dans la monnaie unique. Ces
critères limitant les déficits publics d’Etats
surendettés notamment à cause des facilités
accordées parallèlement aux détenteurs de capitaux, ont
entraîné des politiques d’austérité. De ce
fait, les populations européennes sont forcées de se plier aux
mêmes programmes d’ajustement structurel que ceux que le FMI impose
aux pays surendettés du Sud et de l’Est.
L’intérêt prioritaire des politiques menées à
l’intérieur de l’UE est de créer les conditions les
plus profitables à la croissance du capital (basse inflation) et de
positionner l’Europe par là dans la compétition avec les
USA et le Japon. Les projets de Marché Unique et de l’UEM ont
fondamentalement pour objectif de concentrer le capital à des fins de
compétitivité.
Les
conséquences en sont
un
chômage croissant, des coupes sociales et la marginalisation des
régions défavorisées d’Europe.
Dans
cette même logique, l’UE pousse toujours davantage à
la libéralisation du commerce mondial
et diminue les conditions commerciales favorables accordées aux
anciennes colonies ( comme convenues par les Accords de Lomé ). Ceci a
de sérieuses conséquences négatives pour les pays
d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ( pays ACP ) qui ont
déjà souffert suffisamment du colonialisme de l’Europe
Occidentale. Au niveau du commerce mondial, l’UE ne pousse guère
non plus à l’élaboration de clauses sociales ou de normes
écologiques. Ceci a été constaté encore
récemment lors des négociations sur les Accords
multilatéraux sur les investissements (AMI) discutés au sein de
l’OCDE qui, sous leur forme actuelle, privilégient les
intérêts économiques par rapport aux responsabilités
sociales et politiques. L’UE ne prend guère d’initiative en
vue de l’annulation des dettes des pays précédemment
colonisés, démontrant ainsi qu’elle n’est pas
prête à faire face à ses responsabilités à
l’égard de 500 années de colonialisme, durant lesquelles il
y a eu une constante ponction de ressources du Sud vers le Nord.
Les
pays européens ont causé beaucoup de problèmes politiques
et sociaux dans le Tiers-Monde ;
les
réfugiés et les immigrés
de ces pays sont rejetés de manière de plus en plus brutale. Le
racisme ainsi stimulé, revit en Europe et est de plus en plus violent.
Au travers des politiques et des pratiques de la « Forteresse
Europe », nous perdons toute sensibilité à la
dignité de chaque personne humaine.
Ecologiquement
parlant,
l’UE offre une image ambivalente. D’un côté, elle
adopte de bonnes législations, par exemple sur l’eau potable. De
l’autre, avec le Marché Unique qui privilégie les flux de
transports au détriment d’une régionalisation de
l’économie, elle crée du non-sens écologique. La
plupart des directives réduisent les normes écologiques, ainsi
les récentes législations en matière de génie
génétique.
On
peut craindre que les derniers développements de semences de grains de
froment génétiquement modifiés accroîtront le
recours massif aux herbicides, mèneront aux monocultures et à une
perte de la biodiversité.
De
plus, il n’y a toujours pas d’indice correct des prix qui prenne en
compte le coût réel des dommages portés à
l’environnement. Une telle mesure devrait mener à des normes de
production plus écologiques, à une diminution du recours aux
produits chimiques dans l’agriculture ( fertilisants, aspersion des
cultures, hormones de croissance animales et antibiotiques) et à un
système agricole plus respectueux de l’environnement. Les
énergies renouvelables ne sont pas réellement encouragées.
L’Agenda 21, décidé au Sommet de la Terre à Rio de
Janeiro en 1992 et qui aurait dû être lancé depuis
longtemps, n’est pas devenu une priorité au sein de l’UE.
Bref
celui qui croyait que l’Europe, qui a plus de poids qu’un pays
isolé, enrichirait la communauté internationale de ses vieilles
traditions sociales et de sa nouvelle conscience écologique doit
être bien déçu.
Au
contraire,
l’UE
sert à promouvoir les intérêts des marchés
mondialisés
.
L’UE et les gouvernements des Etats membres ont pour priorité
d’offrir d’excellentes conditions aux marchés financiers.
Déjà le tout- au-marché a triomphé des traditions
sociales à l’européenne. Logiquement l’espace
démocratique se restreint à l’intérieur de
l’UE. Le Parlement européen a peu de pouvoirs en matière de
prises de décisions et les parlements nationaux se satisfont
d’accepter ou de refuser des décisions prises en blocs par le
Conseil des Ministres en accord avec la Commission. Sans un changement
fondamental de politique, l’Europe occidentale se rendra à nouveau
coupable de destruction et d’injustice à l’échelle
mondiale.
II.
RECONNAÎTRE LES CAUSES
1.
L’enracinement dans la culture européenne
Un
violent désir de domination et de possession
est profondément enraciné dans la
culture
européenne
.
Les fondements de ces violences remontent aux origines de la patriarchie,
environ 2000 avant JC. Plus récemment, on peut retrouver la forme la
plus remarquable de celles-ci dans l’impérialisme
romain-hellénique, tel qu’on peut l’apercevoir dans
l’œuvre du philosophe grec Aristote au IV° siècle avant
JC. Celui-ci, qui fut le précepteur d’Alexandre le Grand, a
élaboré un système social hiérarchisé devenu
classique par la suite, avec au sommet un souverain dominant par rapport
à des populations soumises, ou encore un empereur régnant sur des
peuples soumis ou enfin une race supérieure à
l’égard des barbares écrasés militairement; dans la
structure familiale paternaliste, l’homme doit dominer sa femme. De la
même manière, les propriétaires dominent leurs esclaves et
finalement les humains s’imposent à l’ensemble de la nature.
Ce système social et politique s’est traduit en texte dans le
droit romain et est devenu le modèle de la civilisation occidentale
patriarcale.
C’est
par l’empereur Constantin que le christianisme s’est
retrouvé lié au droit et à l’empire romain (312 ap
JC). Passant du stade de petite secte juive persécutée à
celui d’une religion d’Etat, la chrétienté a
utilisé la violence contre d’autres peuples et groupes de
croyants, en particulier les juifs et les musulmans.
Cette
intolérance s’est exprimée dans une série
d’atrocités comme les Croisades, l’Inquisition et le
génocide
qui
a accompagné les Conquistadors en Amérique latine, sans oublier
la Shoah (l’holocauste) du fascisme hitlérien ou les
récentes purifications ethniques de Bosnie.
Depuis
l’époque moderne
,
la tradition de violence culturelle s’est reliée
à
la violence de l’économie capitaliste et
a utilisé
la
science et la technologie
pour contrôler la nature. La violence à l’égard des
femmes et des populations des autres continents, présente dans les
mythes, légendes et symboles européens s’est
révélée de la manière la plus évidente dans
les bûchers de sorcières (Francis Bacon) et les formes
meurtrières du colonialisme.
Aujourd’hui
l’Ouest, façonné par toutes ses traditions, est parvenu
à une domination planétaire tant au niveau économique, que
politique et culturel. Son nom est
« la mondialisation ».
Le milieu économique et les forces politiques dominantes
développent le mythe suivant : l’économie est devenue
mondiale et donc tous les travailleurs et tous les pays doivent
« s’adapter » comme si c’était un destin
inéluctable. On peut ainsi utiliser le concept d’
« ajustement structurel » pour désigner les
réformes nécessaires. Celui qui ne suit pas le rythme de la
compétition commerciale mondiale est exclu. Ceci est
présenté comme un principe aussi valable que la loi naturelle de
l’évolution où seuls les plus forts survivent. Faisant
suite au libéralisme classique du XIX° et du début du
XX°siècle, cette idéologie de nos dirigeants
économiques et politiques est appelée
néolibéralisme
.
Celle-ci continue à répandre l’opinion fausse qu’il
est dans l’intérêt même des plus faibles de voir les
forts s’imposer toujours plus.
Nous
souhaitons que les principaux partis politiques, Socialistes,
Sociaux-démocrates, Ecologistes reviennent à leurs propres
fondements, cessent de pactiser avec des options et des pratiques
néolibérales et nous offrent une analyse plus claire de la
situation ainsi que des alternatives efficaces. La même chose vaut de la
majorité des syndicats et des principales églises
européennes. Nous voyons qu’ils critiquent les
conséquences du système et font des déclarations
théoriques contre « la pure économie de
marché ». Cependant ils devraient nommer les coupables et
avoir le courage de faire une analyse détaillée des
mécanismes, structures, normes culturelles et religieuses qui
soutiennent le système. Ils n’attaquent pas directement les
intérêts qui sont derrière ces mécanismes ; ils
justifient ceux-ci en disant qu’ils ne peuvent pas être
changés.
S’ils
le faisa ient, ils procureraient une force libératrice à
beaucoup d’Européens, les rendraient capables de vaincre leur
sentiment d’impuissance et d’abandon vis-à-vis de ces
structures et, ensemble, d’envisager des alternatives.
C’est
là où notre appel veut en venir. Nous voulons briser la peur
diffuse face aux puissances anonymes et soi-disant incontournables en appelant
à les désigner par leur nom. C’est ainsi que nous serons
mieux à même de développer des alternatives et
d’influencer les hommes politiques.
2.
Les points principaux de notre analyse
- la
concentration mondiale du pouvoir économique
La
mondialisation est le domaine exclusif des personnes et systèmes qui
gèrent les flux de capitaux. On peut donc y compter ceux qui
gèrent les finances, l’économie (en y incluant le
développement technologique) et les médias. Les
sociétés transnationales, banques et compagnies
d’assurance, associées aux mass-médias qu’elles
contrôlent, sont elles-mêmes des acteurs mondiaux
(« global players »). Ceux-ci sont en mesure de jouer avec
succès des oppositions qu’ils créent entre les syndicats et
les gouvernements nationaux. Ils poussent les PME et petites
sociétés à une compétition sans merci, ce qui
conduit celles-ci à de nombreuses faillites. Les collectivités
locales n’ont rien à dire à propos de prises de
décisions de multinationales, même lorsque celles-ci les
concernent au premier chef.
- les
travailleurs mis en concurrence
Les
nouvelles technologies ont entraîné des gains de
productivité. Moins de travail est nécessaire pour une même
production. Cependant au lieu d’utiliser cette situation de moindre
travail et de profits accrus pour procéder à un juste partage du
travail et des revenus pour tous, on assiste à une croissance des taux
de chômage utilisée pour accroître la pression sur ceux qui
ont encore un emploi afin qu’ils acceptent des diminutions de salaires et
des conditions de travail plus défavorables : c’est une
nouvelle lutte des classes, mais cette fois-ci entre couches de travailleurs.
A
chaque fois que des réductions importantes de personnel d’une
société donnée sont annoncées, son cours en Bourse
s’envole. Les profits obtenus ne sont que rarement réinvestis dans
des sociétés innovantes et viables, utilisant avec soin les
ressources naturelles et multiplicatrices de « bons
emplois ». Le plus souvent, ils sont dirigés vers des
transactions financières spéculatives à court terme, une
pratique qui développe le risque de mener à une crise
économique au niveau mondial.
- la
fraude fiscale et l’impôt
Les
détenteurs de capitaux se servent de la liberté transnationale
pour faire échapper leurs profits aux impôts des Etats. Ils ne
paient d’ailleurs pratiquement pas d’impôts sur les
bénéfices résultant des avoirs monétaires. Les
politiques néo-libérales renforcent encore ce processus par des
réductions de taxes en faveur des détenteurs de capitaux.
L’argument invoqué est que ces réductions doivent mener
à des créations d’emplois ; ce qui
s’avère faux dans la réalité.
En
fait, la liquidité croissante du capital est investie dans des fusions,
des rationalisations et dans des placements spéculatifs. Les pertes
d’impôts consécutives au chômage de masse, les
réductions d’impôts sur les fortunes et sur le capital, la
fraude fiscale sont les principales raisons de l’endettement (voire du
surendettement) de pratiquement tous les Etats.
Il
en résulte que les détenteurs de capitaux tirent un double
bénéfice de la situation :
d’un
côté par les exemptions fiscales multiples dont ils
bénéficient ou qu’ils se créent , de l’autre
par les intérêts gagnés sur l’argent
prêté à l’Etat.
Les
Etats pour leur part, diminuent de plus en plus leur contribution à la
protection sociale pour pouvoir financer les trous créés par
cette diminution de l’assiette fiscale et les intérêts dus
au remboursement de la dette.
Des
attaques spéculatives de plus en plus importantes contre les monnaies
se sont déclenchées ces dernières années. Des
institutions comme le FMI, soutenues par les Etats les plus riches, sont
intervenues de manière croissante avec pour objectif
d’éviter des crises plus généralisées :
ainsi entre monnaies européennes en 1992-1993, à
l’égard des monnaies mexicaine en 1994 et asiatiques en 1997-1998.
Ces mouvements spéculatifs ont porté atteinte tant à la
croissance économique qu’à la situation sociale ou parfois
à l’indépendance des Etats. Ceux-ci y ont notamment perdu
les ressources nécessaires à la justice sociale.
L’ampleur
sans cesse croissante des transactions monétaires au niveau mondial
(plus de 1300 milliards $ par jour), presque totalement spéculatives,
fausse les décisions macro et micro-économiques. Elle
détourne à des fins purement spéculatives, des
épargnes qui pourraient être consacrées à des buts
plus utiles. Elle introduit une volatilité insupportable des prix, par
exemple dans le domaine des matières premières.
- la
criminalité économique
Une
autre composante de la problématique d’une économie
mondiale dérégulée est l’existence d’une
criminalité économique organisée. On estime entre 30 et
50% la part de l’économie mondialisée qui relève de
l’illégalité.
Ceci
comprend des trafics de commerces d’armes et de drogue, la navigation
sous pavillon de complaisance, la traite d’enfants et de femmes en vue de
la prostitution, le blanchissement d’argent via le secret bancaire et les
paradis fiscaux.
- les
causes socio-économiques et militaires des migrations
Dans
les pays les plus pauvres, de profondes divisions sociales existent entre une
minorité extrêmement riche et la pauvreté de la
majorité de la population. Cette opposition est renforcée par
d’énormes dettes nationales et les politiques d’ajustement
structurel. De plus, des migrations sont provoquées par des
opérations militaires dans lesquelles certains pays de l’UE
portent leur responsabilité. Ainsi, procure-t-on des armes à la
Turquie qui s’en sert contre les Kurdes. Quand ceux-ci émigrent de
Turquie ces mêmes pays fournisseurs d’armes les traitent de
criminels !
Des millions de personnes s’efforcent ainsi de trouver un refuge et un
avenir grâce à l’émigration. Ceux qui arrivent
à franchir les murs de la « Forteresse Europe » sont
désignés comme les boucs-émissaires d’un chaos
mondial vieux de 500 ans !
La
plupart d’entre eux ne peuvent émigrer que de manière
illégale. La solution que nos politiciens néolibéraux
offre ne consiste pas dans la suppression des causes fondamentales de la
misère dans nos pays et chez eux, mais dans une nouvelle
déportation de ceux qui cherchent asile. L’émigration est
comprise comme une cause, alors qu’elle est une conséquence ;
ainsi les victimes du chaos sont-elles victimes une deuxième fois.
- les
politiques néolibérales de dérégulation et
l’érosion de la démocratie
Depuis
1971, des décisions politiques délibérées ont
été prises pour mettre fin à la régulation des
marchés de capitaux. La responsabilité en revient non au
« destin », mais aux gouvernements des sept pays
industriels les plus riches (G7), groupement créé dans les
années 70. Ils permettent et encouragent dérégulations,
libéralisations et privatisations non seulement lors de leurs sommets
économiques mais aussi via les institutions de Bretton Woods
qu’ils contrôlent (FMI, Banque Mondiale et OMC qui a
remplacé le GATT).
Si
les Accords Multilatéraux sur les Investissements (AMI),
récemment discutés au sein de l’OCDE, étaient
adoptés sous leur forme présente, les sociétés
transnationales pourraient poursuivre les Etats dans la mesure où des
législations nationales sociales ou écologiques menaceraient
leurs intérêts. Par contre, les Etats ne disposeraient pas
d’armes légales correspondantes contre ces mêmes compagnies.
Ce projet contredit la Charte des Nations-Unies sur les droits et devoirs
économiques des Etats (1974) qui stipule que : « Chaque
nation a le droit inaliénable de réglementer les investissements
étrangers et d’exercer son contrôle sur les
investissements ».
Par
de telles décisions, des gouvernements démocratiquement
élus ont supprimé eux-mêmes la démocratie au niveau
international sur les questions les plus importantes de politique
économique et financière.
Les hommes politiques ont eux-mêmes renoncé à leurs
pouvoirs dans le domaine de l’économie et de la haute finance et
ainsi rendu le bien-être des gens et la survie de
l’éco-système complètement dépendants de
l’économie de marché et du règne du profit.
Les
hommes politiques imposent ainsi aux populations le règne de la
compétitivité lié au « laissez-faire »
néolibéral, de même que les programmes d’ajustements
structurels, qui démantèlent les systèmes sociaux et
encouragent le dumping écologique.
Les
Nations-Unies sont délibérément tenues en laisse et
manipulées par cette coalition des forces du marché et des
gouvernements des riches, et les propositions de réforme de
l’ordre économique n’arrivent même pas à
l’ordre du jour des assemblées.
- la
remilitarisation de la politique étrangère
Malgré
la fin du conflit Est/Ouest, les politiques occidentales soutiennent de
très lucratives industries d’armements. En même temps depuis
les années 80, l’Ouest sous leadership américain,
défend ses intérêts économiques au niveau mondial
grâce à des interventions de forces de déploiement rapide.
La
récente guerre du Golfe en fut le premier exemple important.
Plutôt que de proscrire la violence guerrière, on amplifie les
conflits armés régionaux et les guerres redeviennent un
« moyen légitime de faire de la politique ».
- la
« mono-culture » des mass media
L’économie
capitaliste s’est emparée non seulement de la politique, mais
aussi des médias. Mis à part quelques restes, l’ensemble de
ceux-ci s’est libéré du contrôle public et
démocratique et a été agressivement privatisé. Le
résultat est une gigantesque concentration de pouvoir et la manipulation
des coeurs et des esprits au service des valeurs et des comportements
capitalistes, l’acceptation de la violence, le sexisme, la
désinformation générale et l’illusion.
- l’économie
comme système de croyance
la
science économique néolibérale répand dans la
population la conviction paralysante que le développement de
l’économie mondialisée répond à une sorte de
destin aussi incontournable que les lois de la nature. Le système actuel
de pouvoir et de contrôle repose sur cette base. Des sociologues ont mis
en évidence que l’économie dominante n’est pas une
science, mais un système de croyance, dans lequel la croissance de la
richesse monétaire est une sorte de «dieu ». On met tout
en place pour que les gens eux-mêmes et la vie même de la
planète se subordonne à ce dieu, qui bien sûr doit
être défendu par un gigantesque appareil militaire mondial.
- les
économies domestiques rendues invisibles
Quelque
chose est complètement ignoré dans la pensée et la
manière de faire néolibérale : c’est
l’économie domestique. Si d’autres critères que
monétaires étaient utilisés, les économies
domestiques représenteraient, suivant certaines estimations, plus de
50% du Produit national même dans les pays industrialisés. Le
travail des femmes est ainsi rendu invisible, de même qu’au niveau
mondial l’économie de subsistance des pauvres. Dans le cadre
d’une économie alternative, il y a là un grand potentiel de
libération pour des populations asservies au diktat des marchés
mondiaux.
- notre
propre soif de consommation, de richesse et de pouvoir
Nous
sommes conscients du fait que les structures financières, de production
et de distribution peuvent seulement fonctionner parce que la majorité
des gens les soutiennent par leur style de vie, leur manière de
dépenser ou de placer leur argent. Les gens ont soif de bonheur et de
bien-être. Les marchés captent ces aspirations comme le font les
médias, créant l’illusion que tout est possible. Depuis la
plus petite enfance, notre système éducatif encourage un
comportement compétitif et élitiste. La libération
personnelle des pseudo-bonheurs et du sentiment d’impuissance pour
s’ouvrir à une vie avec d’autres en responsabilité
partagée est une grande force, y compris pour le renouveau de la
société.
Comment
juger du rôle que doivent assumer groupes et organisations dans la
société ? Comment syndicats, églises, organisations
de base, ONG peuvent-ils parler d’une seule voix et se rendre capables de
former des alliances ?
Ne
sont-ils pas séparés par des philosophies fondamentalement
différentes et une histoire de désillusion mutuelle ?
III
JUGER AVEC NOS COEURS ET NOS ESPRITS
Il
est à peine surprenant que la coalition mondiale de la finance, des
affaires, des médias et des gouvernements du G7 puissent si facilement
dresser les victimes de tous les pays et de tous les secteurs de la
société, les unes contre les autres. La société
civile a un grand besoin de prise de conscience et de réconciliation
mutuelle qui nous rendent capables de réagir ensemble à ces
développements destructeurs au niveau politique, socio-économique
et culturel, et de créer des alternatives.
Ce
qui suit sont quelques exemples qui montrent comment la société
civile peut mettre un terme à ses conflits internes et parvenir à
élaborer un consensus basé sur la justice.
1.
Les vieux conflits
Durant
la révolution industrielle, alors que la population était
exploitée au travers de conditions de travail épouvantables, les
travailleurs appauvris se sont organisés de manière diverse en un
mouvement ouvrier. A cette époque de capitalisme débridé,
le travail d’assistance charitable des Eglises s’efforçait
de soutenir ces exploités de la classe ouvrière. Ce n’est
que bien plus tard que la majorité des Eglises a commencé
à dénoncer le caractère inhumain du système. De ce
point de vue, les réactions athées du marxisme, des mouvements
syndicaux et du communisme à l’égard de la religion sont
compréhensibles. Par ailleurs, au cours du XX° siècle, le
stalinisme a fait beaucoup de victimes dans tous les domaines. Le socialisme
bureaucratique n’a pas montré beaucoup plus
d’intérêt pour la survie de l’environnement que le
capitalisme.
Dans
la période récente néolibérale, les syndicats se
sont efforcés de réagir à la transnationalisation du
capital en créant un regroupement syndical européen et
international. Mais, les difficultés organisationnelles et
également les différences d’intérêts à
court terme entre les travailleurs des différents pays, ne leur ont pas
encore permis de constituer un contre-pouvoir vraiment efficace. Il y a aussi
une absence de représentation adéquate des chômeurs, qui
devrait permettre à ceux-ci de voir leurs intérêts vitaux
mieux reconnus par les syndicats. Etant donné l’urgence à
constituer des rassemblements actifs, les différents acteurs devraient
s’efforcer de dépasser ces conflits présents et
passés.
Les
discriminations à l’égard des femmes sont présentes
dans presque toutes les institutions sociales, politiques, économiques
et religieuses d’Europe. Celles-ci trouvent leur origine dans la
patriarchie.
Marquée
par cette patriarchie, la société est restée
indifférente face aux diverses manifestations de cette discrimination.
Depuis le XIX° siècle mais surtout depuis les 30 dernières
années de ce siècle, les mouvements de femmes ont lutté
à l’intérieur de la société et
également au sein des communautés chrétiennes pour une
pleine participation des femmes à tous les niveaux de pouvoir, et un
rééquilibrage, dans les domaines tant public que privé,
des relations injustes entre sexes.
Ces
mouvements exigent :
-
que la société cesse d’imposer à la femme le
rôle stéréotypé de la victime et à
l’homme celui de l’oppresseur.
-
que ceux qui sont en position de force, hommes ou femmes, reconnaissent et
promeuvent la contribution des femmes tant dans les emplois salariés que
dans le travail non-payé.
-
que les femmes et les hommes s’engagent à démanteler les
structures patriarcales. Ce qui suppose que les hommes reconnaissent
honnêtement les effets oppressifs des modèles actuels de
domination et de pouvoir sur les femmes et les autres groupes vulnérables.
-
de mettre en question les stéréotypes erronés de la
masculinité et de la féminité mis en place par la
patriarchie.
-
qu’on prenne conscience qu’il n’est pas possible de renoncer
aux structures patriarcales sans mettre fin aux autres formes
d’oppression économique, raciste et hétérosexuelle.
- les
diverses communautés de croyants et cultures
Il
y a toujours eu de nombreuses et diverses cultures en Europe :
particulièrement aujourd’hui avec la présence de nombreux
travailleurs immigrés et de réfugiés, dont beaucoup se
sont installés de manière définitive dans leur pays
d’accueil. Le dialogue critique entre les différents
systèmes de valeurs, cultures et religions, et la mise sur pied de
réseaux de rencontres en sont encore à leurs débuts. Les
tensions et blessures infligées de part et d’autre par des
populations de croyances diverses remontent loin dans le temps.
Ainsi
depuis que l’Eglise chrétienne s’est liée à
l’empire romain, elle a continuellement mêlée le royaume de
Dieu avec des intérêts politiques, économiques et
culturels. Pour donner quelques exemples : les Croisades au
Moyen-Age ; la conquête de l’Amérique du Sud et du Nord
justifiée par la mission ; de même que le colonialisme
encouragé par des Etats nations protestants...
De
ce fait, les Eglises européennes sont devenues complices
d’exclusions, de persécutions et parfois d’extermination
d’individus, de groupes et de populations qui n’acceptaient pas de
se soumettre. Même les divisions entre Eglises ont été en
partie causées par l’amalgame du religieux avec des
intérêts politiques et économiques, ainsi la
séparation en 1054 entre l’Eglise d’Occident et celle
d’Orient, et au XVI° siècle entre l’Eglise romaine et
celles de la Réforme. La guerre en Yougoslavie, le conflit
d’Irlande du Nord, les tensions entre le monde arabo-musulman et
l’Occident montrent que les blessures ne sont pas refermées
à ce jour. Des motivations religieuses peuvent être
invoquées pour justifier la résolution des conflits par le
recours à la force.
Pour
toutes ces raisons, le dialogue entre les diverses communautés de
croyants et cultures en Europe est essentiel. Un tel dialogue ne doit pas se
perdre en généralités, mais avoir pour objectif
d’élaborer de nouvelles manières de vivre et de travailler
côte à côte, ainsi que de nouveaux moyens
d’établir paix et justice.
2.
De nouvelles possibilités
Pour
dépasser les néfastes effets de cette culture européenne
et leurs conséquences au niveau mondial, nous avons besoin d’un
profond changement. Deux questions sont particulièrement importantes.
Quelle mentalité anime les relations humaines ? Et comment passer
d’un esprit de compétition à un esprit de
coopération ?
Le
théologien de la libération et syndicaliste brésilien Frei
Betto, comme Ernest Bloch et Antonio Gramsci avant lui, pense que le socialisme
de type soviétique qui se présentait comme une alternative au
système, se concentrait trop exclusivement sur la volonté et la
raison humaine. Il n’avait pas vu que
l’être humain a des émotions, aime la beauté et
souhaite se transcender, se porter au-delà de soi-même ainsi que
de son monde.
Philosophiquement, on parle ici d’esthétique ou de religion,
théologiquement de spiritualité. Si nous négligeons cette
dimension chez les gens, particulièrement dans la culture à forte
connotation masculine, alors le capitalisme tente de remplir ce vide par des
illusions et différentes choses en réalité tout à
fait insatisfaisantes.
En
opposition à la religion du marché, à l’obsession de
posséder et de paraître, suivant en cela la ligne de pensée
de Frei Betto, nous pouvons affirmer que nos conceptions alternatives sont
sources d’inspiration. Travailler ensemble à donner un contenu
à ces visions est à la fois un défi et un plaisir. Travail
et célébration doivent s’équilibrer. Nous
n’avons pas à nous exténuer dans la lutte, ni à
susciter une dépression collective. Une nouvelle culture de soutien
mutuel nous aide, en dépit de nos regrettables insuffisances, à
trouver l’énergie personnelle et communautaire pour
résister et développer nos alliances et solidarités.
L’histoire de la résistance humaine nous aide à ne pas
perdre espoir même en cas d’échec.
Mais
cette nouvelle culture de soutien mutuel ne peut tomber du ciel. Elle se
développe à partir d’expériences de
coopération et de résistance vécues en communauté,
et ce malgré les conflits d’intérêt.
On
voudrait ici citer
quelques
exemples de dialogues, de rassemblements ou de mises en réseaux
récents :
-
la coopération, en Amérique latine, entre des communautés
de base, des secteurs des églises institutionnelles, des syndicats, des
mouvements et des religions populaires tous animés par la
théologie de la libération ;
-
les tentatives de coalition Zapatiste qui sont parties du Chiapas au
Mexique ;
-
le mouvement de protestation sociale en France depuis 1996 ;
-
les efforts pour former une opposition extra-parlementaire en Allemagne, suite
à la Déclaration d’Erfurt en 1997 ;
-
le mouvement des églises, fournissant asile aux réfugiés
et sans-papiers ;
-
le mouvement des « Marches européennes contre le
chômage, la précarité et les exclusions » qui a
commencé avec le sommet européen d’Amsterdam en 1997 ;
-
le Collège européen des Femmes de Zürich qui, entre autres,
s’efforce de développer un réseau intensif et un processus
de communication entre femmes de l’Est et femmes de l’Ouest ;
Dans
la deuxième partie de ce document
nous proposons un
exemple
de réflexion
théologique
autocritique
sur
l’histoire et la situation des Eglises dans le contexte actuel. Ceci
devrait aider à renforcer leur capacité à nouer des
alliances.
Dans
la même optique, nous demandons aux communautés de croyants,
mouvements des droits humains, syndicats, mouvements sociaux, de paix et
écologiques, organisations de femmes, regroupements régionaux de
l’Est, du Nord et du Sud de l’Europe et aussi des autres
continents, de partager avec nous leurs perceptions des questions
examinées ici. Ecrivez-nous s’il vous plaît votre
évolution, vos réflexions et propositions d’action. Toutes
ces contributions seront rassemblées et publiées en
supplément à ce document en 1999. Elles devraient stimuler un
vaste échange d’expériences et un engagement politique dans
la même orientation.
IV
AGIR ENSEMBLE
Après
certains efforts réalisés dans les années 50 par les Etats
pour domestiquer le capitalisme, il semblerait que, depuis les années
80, le néolibéralisme nous ait exposés sans recours aux
pouvoirs du capitalisme mondial. Et ce d’autant plus que
l’introduction des nouvelles technologies a affaibli le mouvement ouvrier
et que l’Ouest n’a plus besoin de se soucier de la
compétition avec une alternative socialiste.
Mais
cette conclusion est fausse. Elle néglige deux choses :
-
l’histoire de la résistance en Europe et dans le monde
-
le fait que le système actuel suscite des crises croissantes et
qu’il ne pourra durer tel quel.
C’est
un mythe qu’il n’y aurait pas d’alternative au
néolibéralisme. Le système actuel est en fait celui qui
est vécu et voulu par l’Union européenne et ses Etats
membres, les USA, le Japon et les élites d’autres pays.
Ce
n’est pas une fatalité. Ce mythe a contribué largement
à la méfiance à l’égard des politiques. Il a
restreint la liberté des peuples.
Ce
système peut être changé.
Nous
vous invitons à considérer les possibilités suivantes de
sortie de la situation actuelle.
1.
Discerner et dénoncer
En
ayant pour objectif de nous libérer et de prendre un nouveau
départ, nous pouvons discerner et dénoncer les contraintes du
passé (fautes, méprises, structures sclérosées) qui
entravent notre liberté, reconnaître les nouvelles erreurs que
nous commettons à cause de cela, et en quoi nous renforçons le
système actuel.
Cette
acceptation de notre passé peut et doit prendre place à tous
niveaux, local, national, européen, et non le moindre au niveau mondial.
Pour cela, nous devons travailler ensemble avec des groupes engagés sur
tous les continents.
- Le
point de départ est
l’écoute des victimes
présente parmi et auprès de nous. C’est un pas essentiel.
Il exige de la patience. Il se fonde sur la confiance, fournit des informations
et les clarifications essentielles et préalables à toute forme
d’action. Dans les hameaux, les villages et les villes, des
rassemblements locaux peuvent commencer à partir de ces questions :
-
Qui sont les victimes de violences passées mais présentes,-
d’injustices individuelles et structurelles, de pollutions ?
-
Qui sont les victimes autour de nous : enfants, femmes, travailleurs,
agriculteurs, chômeurs, sans domicile, personnes endettées,
réfugiés ?
-
Quelles sont les victimes vivant au loin (Nord/Sud/ Est/Ouest) ?
Ecouter
les souffrances des victimes, entendre la vérité de leur
vécu, leur donner un espace pour dire publiquement leur vécu est
le commencement d’un processus de guérison. Ceci ne peut
« réparer » l’injustice subie, mais peut
ouvrir un chemin vers une nouvelle justice. De la sorte, le processus de
réconciliation peut commencer.
- Il
devrait y avoir des occasions de reconnaître
la culpabilité individuelle et collective
.
Il n’y a pas, notamment en Europe occidentale, de pression de
l’opinion publique pour forcer les responsables à choisir entre
les poursuites légales ou l’aveu de culpabilité devant
une « Commission » avec la possibilité
d’amnistie, comme on a pu le réaliser récemment en Afrique
du Sud au sortir de l’apartheid.
Les excuses de Bill Clinton aux nations africaines, durant son voyage en
mars 98, à propos de la traite des esclaves auraient pu être un
pas dans la bonne direction, s’il n’avait en même temps,
durant le même voyage, insisté sur la nécessité de
développer « le commerce, plutôt que
l’aide ». En effet, par cette déclaration, il
renforçait la dépendance économique de l’Afrique
à l’égard des acteurs économiques mondiaux. Nelson
Mandela a compris immédiatement cet aspect des choses et le lui a
signifié.
Quelques
reconnaissances sincères et individuelles de culpabilité auraient
une valeur symbolique importante. Une reconnaissance de culpabilité par
complicité, en provenance des Eglises et autres membres influents de la
société en Europe pourrait avoir un impact public significatif.
Ceci pourrait mener à un dialogue réconciliateur entre toutes les
parties.
2.
Refuser
Nous
pouvons refuser de prendre part aux structures que nous avons
identifiées comme violentes et injustes envers les gens et
l’environnement. Nous pouvons rejeter l’esprit, la logique et la
pratique de l’accumulation capitaliste dérégulée des
avoirs financiers appuyée par la militarisation.
- Avec
l’accumulation du capital,
l’argent
est bien le centre des structures actuelles productrices d’injustice et
de violence. Il est bien « le Dieu de cet ordre
mondial ».
Savoir
dire non à l’accumulation de l’argent sous toutes ses formes
dans des rassemblements les plus larges possibles est le commencement de toute
résistance. En pratique, cela signifie dire non à la
dérégulation des marchés de capitaux qui a pour seul but
en fait l’accumulation des richesses sans aucun engagement social,
démocratique et écologique. Dire non aux plus-values
gagnées grâce à la spéculation. Certains
d’entre nous disent non déjà et développent des
systèmes monétaires alternatifs.
Il
faut dire non à la spéculation monétaire. Dire non
à un système monétaire qui s’est
découplé de toute création équitable d’emploi
et de toute justice dans le commerce international. Dire non à un ordre
international de la finance, contrôlé par les riches dans leur
intérêt et qui favorise l’évasion et le dumping
fiscal. En pratique, nous pouvons boycotter de telles banques commerciales qui
ont des succursales ou des partenaires dans les paradis fiscaux. Nous appelons
en même temps les syndicats, Eglises et institutions publiques à
faire de même.
- Par
exemple, de manière très louable, la Constitution allemande exige
que les
propriétaires
de biens, physiques et monétaires, respectent leurs obligations sociales.
Cependant,
c’est de plus en plus une déclaration toute théorique face
à la répartition actuelle de la propriété et
à la possibilité de réaliser des profits non-taxés
sur les marchés transnationaux. Dès lors, nous pouvons nous
regrouper pour déclarer que le système de propriété
absolue et sans limite est illégal. Nous pouvons demander des rapports
sur les richesses comme il s’en fait sur la pauvreté pour mettre
en discussion publique ce scandale d’une répartition injuste entre
citoyens. Nous pouvons aussi dénoncer publiquement la concentration
croissante du pouvoir économique dans les mains de quelques
sociétés et banques, comme le font les « Religieux pour
la Paix » avec leur tour de garde hebdomadaire devant la Deutsche
Bank à Francfort, et ceux qui organisent d’autres actions directes
non-violentes.
- Pour
protéger cette répartition injuste des richesses, les
dépenses pour
les équipements de sécurité individuels et collectifs
sont en constant développement. Une telle préoccupation de
protection des richesses peut aussi être condamnée. Nous pouvons
aussi apprendre à vivre sans armes.
- Nous
pouvons également résister à la tentation de nous laisser
aller à
la
consommation
,
encouragés que nous y sommes par la publicité et par les
médias. Cette propension à consommer trouve son origine dans la
recherche d’une croissance économique illimitée et celle-ci
se fonde à son tour sur l’objectif central de nos
sociétés qui est l’accumulation des richesses. En
réponse, nous pouvons prendre part aux différents boycotts de
consommateurs et rechercher un mode de vie plus simple.
- Nous
pouvons résister à
l’industrialisation
forcenée de l’agriculture
et aux politiques qui les soutiennent.
- Nous
pouvons résister à tout ce qui détruit
la bio-diversité
,
çàd la variété des espèces de plantes,
d’animaux et leurs habitats. Nous devons être informés des
dangers du génie génétique, et du brevetage des plantes,
animaux et gènes humains, et résister là où le
bien-être des gens ou de la terre est menacé.
Nous
appelons toutes les personnes et organisations préoccupées de
telles injustices structurelles à ne pas seulement condamner les
conséquences du système actuel, mais aussi à dire
clairement non aux principes sous-jacents du système mondial actuel.
Dire non aussi aux politiques inféodées à ce
système qui sont menées dans leur pays, dans l’Union
Européenne et dans les organisations internationales sur lesquelles le
G7 exerce un contrôle tel que le FMI, la Banque Mondiale, l’OMC et
l’OCDE (AMI). Ceci signifie que nous devons dire non aux partis
politiques qui appuient ces politiques néolibérales. En lien avec
tout ceci, un débat très large sur la spiritualité de la
résistance et les formes de désobéissance civile est
requis de toute urgence.
3.
De nouvelles visions.
Nous
pouvons développer une nouvelle conception économique qui serait
parfaitement intégrée au contexte social et écologique.
- Certains
principes peuvent guider l’action utilement. On les trouve
énumérésdans le processus oecuménique
« pour la Justice, la Paix et la Sauvegarde de la
Création » :
-
l’option préférentielle pour les pauvres
-
l’option préférentielle pour la non-violence et
-
l’option préférentielle pour une vie risquée
Cette
orientation offre un changement radical de perspective
- Le
premier but de l’économie
ne devrait pas être l’accumulation de valeurs monétaires
dictée par les marchés mondialisés, et donc la croissance
économique ne devrait pas être mesurée en termes
monétaires. Au lieu de cela, l’économie devrait se fixer
pour objectif la satisfaction des besoins de base des gens vivants dans une
région déterminée ainsi que dans un environnement social,
culturel et naturel donné. Il faut prendre également en compte la
vie des générations futures. De ce point de vue,
l’activité économique est une réussite seulement si
elle atteint aussi des buts sociaux et écologiques.
Nous
proposons dès lors
une
stratégie double
pour des alternatives de développement :
-
des initiatives locales à petite échelle qui permettent
d’être partiellement indépendants des marchés
mondiaux et
-
la construction de réseaux et de rassemblements actifs politiquement
pour « dompter » le système.
4.
Des alternatives à petite échelle
Nous
sommes capables de réaliser des conceptions vitales dans nos domaines
d’activité.
Par
le biais d’alternatives à petite échelle sur notre terrain
d’action nous sommes à même de donner corps à des
visions nouvelles.
Grâce
à cette manière de faire,
l’économie
domestique
invisible prend une importance fondamentale, ainsi que
les
économies locales ou celles de petites régions
.
Par ces initiatives, un découplage partiel des diktats des
marchés mondiaux est possible. Nous recommandons sur ce sujet le manuel
international de renforcement de l’économie locale (cfr dans la
bibliographie infra Richard Douthwaite (1996)).
Il
relève différentes possibilités :
-
les monnaies locales et
systèmes d’échanges de services ou LETS
(Local Exchange and Trading Schemes) qui n’utilisent pas de monnaie, les
unions de crédit
-
le recours à des
banques alternatives
( qui se sont regroupées en Europe dans l’INAISE). Du
côté des Eglises, il y a la Société
oecuménique de Développement coopératif (EDCS).
-
au niveau des communautés locales, le développement de
l’autosuffisance par le recours aux
énergies
alternatives
(vent, soleil, eau et biomasse).
-
au niveau régional, le développement de l’auto-suffisance
en ce qui concerne les besoins fondamentaux, notamment
l’alimentation
de base, par l’achat principalement dans des fermes biologiques, des
coopératives producteur-consommateur, un partenariat ville-campagne
...La
priorité est de développer une économie agricole
respectueuse de l’environnement, fonctionnant en circuit
fermé . Les artisans ainsi que les petites sociétés
à préoccupation sociale et écologique sont
valorisées par cette approche et doivent être
considérés comme des partenaires privilégiés.
Quelques-unes
de ces préoccupations sont regroupées dans les initiatives
réunies par
l’Agenda 21
pour l’Europe et les autres continents (Chapitre 28 de l’Agenda 21
de la Conférence de Rio pour l’environnement et le
développement, 1992). Celui-ci constitue un bon point de départ
pour la formation d’alliances et le développement d’un
dialogue critique entre les différents acteurs de la
société civile.L’activité économique
alternative peut aussi se pratiquer au-delà de la sphère locale.
Le moyen le mieux connu est celui des campagnes pour un
« commerce
équitable »,
où des salaires corrects sont payés aux producteurs ou aux
travailleurs. Ces initiatives « commercialement juste »
démontrent que nous avons,
en
tant que consommateurs, une capacité de contre-pouvoir.
Nous pouvons également prendre part aux boycotts des
sociétés transnationales qui violent les clauses sociales et
écologiques de manière particulièrement flagrante. Des
exemples bien connus de telles campagnes ont été celles
menées contre Nestlé, Shell et Siemens. A l’opposé,
nous pouvons donner nos préférences à des
sociétés qui respectent ces clauses sociales et
écologiques.Un domaine-clé est aussi celui de la
communication.
Des groupes coordonnés à partir de la Hollande ont lancé
une initiative pour une communication ouverte et honnête. Elle
s’intitule « People’s Communication
Charter »(Charte de la Communication populaire).Les ordinateurs,
courriers électroniques et réseau internet ont bien sûr
été développés au départ, à des fins
militaires et commerciales. L’usage massif de l’électronique
est écologiquement très dommageable vu les problèmes de
recyclage des déchets.Pourtant, ces technologies,
particulièrement le courrier électronique, peuvent être
utilisés en vue de l’élaboration d’un contre-pouvoir.
Un exemple particulièrement réussi est celui des actions
électroniquement coordonnées des mouvements de chômeurs en
France. Au niveau international aussi, la communication entre mouvements par
e-mail et Internet est moins chère et peut être plus efficace.
Elle peut même permettre une meilleure participation, y compris des plus
pauvres, si ceux-ci arrivent à organiser collectivement leur
accès à l’ordinateur. Mais une certaine prudence reste de
mise en la matière. Priorité en tout cas, doit rester au contact
direct entre les personnes.Nous pouvons aussi atteindre davantage
d’autonomie en matière
d’enseignement.
L’enseignement reste souvent encore très centralisé. Il
vise toujours principalement à donner une formation professionnelle et
attache une importance toute particulière aux réussites
académiques (diplômes) au détriment des qualifications
acquises sur le terrain. La scolarisation pourrait pourtant fournir
d’excellentes occasions de développer une éducation qui
s’adresse à toute la personne, comme on le fait dans certaines
écoles d’Irlande du Nord (éducation
« intégrée »).Elle devrait inclure des
aspects de techniques de groupes et d’éducation politique, une
connaissance des autres cultures, croyances et groupes minoritaires, le
développement des capacités de prises de décision, ainsi
que les capacités critiques nécessaires à la
compréhension de documents. Une telle éducation devrait mettre
l’accent sur la coopération plus que sur la compétition et
donner une place centrale aux questions qui regardent l’avenir. On
pourrait tabler sur des orientations pédagogiques en matière
formation continue, chose qui n’a été
qu’insuffisamment développées jusqu’ici. Il faudra
veiller à ce que les défavorisés, les illettrés et
les exclus participent à ce progrès culturel ne subissent pas une
nouvelle forme d’exclusion. De telles « promotions
sociales » obtenues grâce à des formations
renouvelées épargneraient de multiples formes de violence.
Dans
le domaine de la paix
,
il y a aussi beaucoup de possibilités d’alternatives à
petite échelle. Là où les conflits locaux
dégénèrent en violence, nous pouvons avoir recours
à la gestion non-violente des conflits et amorcer des processus de
réconciliation. A l’intérieur du processus « Pour
la Justice, la Paix et la sauvegarde de la Création », des
initiatives pratiques ont été organisées. Elles sont
à l’origine des services pour la paix. Dans certaines
circonstances, ces services civils pour la paix peuvent pallier des
interventions armées, réduire ou même remplacer la violence
intra-étatique. Un « impôt spécial pour la
paix » réalisé sur base volontaire devrait être
introduit dans les pays européens, permettant à chaque citoyen de
poser un geste public en faveur d’une société non-violente
où l’objection de conscience et la résolution des conflits
par la médiation et d’autres moyens pacifiques joueraient un
rôle important.Dans tous ces domaines, il y a d’importantes
occasions d’agir
pour
les Eglises, communautés de croyants et syndicats
qui contrôlent de grandes sommes d’argent. Ils pourraient commencer
par investir cet argent selon des critères économiques, sociaux
et écologiques alternatifs. Dans leurs sphères respectives, ils
peuvent répartir travail et revenu de manière plus juste. Ils
peuvent poursuivre des objectifs écologiques. Ils peuvent devenir des
centres de contre-information dans un environnement mensonger.
Les
groupes de base, communautés alternatives et coopératives
sont particulièrement efficaces au niveau local. En poursuivant des
objectifs précis, ils peuvent eux-mêmes commencer à
réaliser une nouvelle société : susciter de nouveaux
modèles de relations entre hommes, femmes et enfants ;
intégrer les exclus; apprendre à se regarder avec les yeux
d’autres religions et cultures; partager ; résoudre des
conflits sans recourir à la violence ; coopérer et non se
faire concurrence ; considérer les personnes selon leurs talents et
non les cataloguer selon leur productivité. En bref, mettre les
personnes et la totalité de leurs besoins au centre, valoriser les
personnes en rapport avec le groupe plutôt que développer la
compétition individuelle.Les initiatives à petite échelle
ne doivent pas être prises bien sûr pour
L’alternative.
Elles sont limitées dans leurs ambitions. Elles partagent aussi les
ambiguïtés du macro-système. Par exemple, les banques
alternatives sont légalement obligées de déposer une part
de leur capital comme garantie du système monétaire global. Ou
encore, les populations d’une région veulent naturellement avoir
des échanges économiques avec d’autres régions. Mais
elles devraient le faire dans un contexte d’indépendance relative
et dans les domaines qu’elles choisissent elles-mêmes parce
qu’elles y sont plus fortes, et non parce qu’elles y sont
forcées par des monopoles économiques, et donc à leur
désavantage.Si cependant les macro-systèmes doivent être au
service des personnes et non l’inverse, ils doivent être
régulés démocratiquement selon des clauses sociales et
écologiques. Lutter dans ce sens renvoie à la seconde partie tout
à fait essentielle de la stratégie double.
5.
L’engagement politiqueNous pouvons nous engager de manière
politique en construisant des alliances pour une Europe centrée sur le
social, la vie et la démocratie.
Déjà
au niveau local, des rassemblements sont nécessaires pour exiger et
développer, par l’action politique, une économie
décentralisée, des politiques sociales, la justice et
l’action écologique dans les relations Nord-Sud. A
côté des groupes d’entraide ou des services
d’assistance, les Eglises et communautés paroissiales, syndicats,
hommes politiques et industriels présents au niveau local font
déjà un travail remarquable. Kairos Europe a commencé de
créer un réseau avec de telles alliances locales. Une coalition
importante est celle créé lors du Deuxième Rassemblement
oecuménique européen de Graz en 1997. Elle relie le Processus
oecuménique pour la Justice, la Paix et la Sauvegarde de la
Création avec l’Agenda local 21.Il est évident pourtant que
le travail cantonné à ce seul niveau reste insuffisant, vu la
mondialisation des problèmes (finance, économie et
médias).Les grandes orientations ne se prennent plus à
l’échelon national. Il est donc nécessaire de lier les
efforts politiques au niveau national à des efforts parallèles
au
niveau européen et mondial.Quels sont les domaines-clés des
politiques alternatives et pour lesquels la société civile
devrait à tout prix élaborer un consensus et préparer
des plans d’action ?
Pour
se libérer de l’emprise de l’économie et de la
finance dérégulée mondialement, notre premier objectif
doit être de nouvelles politiques financières, économiques
et fiscales.A l’heure actuelle, la principale charge des impôts
repose sur le travail, alors que l’argent, la propriété ou
la consommation d’énergie ou de ressources naturelles sont
faiblement taxées. Cela devrait être exactement l’inverse.
Des changements ne sont pas possibles sauf si sont prises au niveau des
institutions internationales,
un ensemble de mesures de re-régulation du capital transnational dans un
but démocratique, social et écologique
.Ceci
doit être le point de départ d’une campagne politique. Sans
de telles mesures nous ne pouvons envisager , au Nord comme au Sud, à
l’Est comme à l’Ouest, aucune amélioration de
l’emploi ou des politiques sociales, ni approche nouvelle des questions
écologiques; le nombre des réfugiés et immigrés
restera croissant et les conditions pour faire régner la paix,
continueront à faire défaut. A plus long terme, nous devons nous
poser la question fondamentale de la compatibilité entre la paix, la
survie de l’humanité et de la planète et d’autre part
une économie capitaliste centrée essentiellement sur
l’accumulation d’une richesse monétaire.Dès lors,
nous voulons développer une campagne qui exige des changements dans des
domaines politiques décisifs :
Impôt,
finance et économie
-
le lien à établir entre politique monétaire et politique
sociale et pour l’emploi ;- le développement
d’indicateurs économiques alternatifs, qui tiennent compte de la
pollution, de la consommation des ressources naturelles, autant que de la
qualité des emplois créés, de sorte que le concept de
réussite économique puisse être redéfini ;- une
limite à la propriété privée des terres et du
capital ;- un impôt approprié sur les fortunes ;- une
retenue à la source sur les profits réalisés sur capitaux,
harmonisée au travers de l’UE, destinée à mettre fin
au dumping et à la fraude fiscale, toutes choses qui mettent en
compétition les gouvernements les uns avec les autres ;
-
la suppression des paradis fiscaux qui contribuent au
déséquilibre des budgets publics ;
-
l’annulation de la dette des pays du Sud, en fait appauvris par le
Nord ;
-
une taxe mondiale sur les transactions spéculatives (taxe Tobin) ;
-
une taxation progressive sur les ressources naturelles et les sources
d’énergie non-renouvelables ;
-
un réexamen des Accords Multilatéraux sur les Investissements
(AMI), permettant de donner aux gouvernements le droit d’imposer des
clauses sociales et écologiques sur les investissements et
d’encourager ainsi l’investissement local par des initiatives qui
profitent aux populations locales ;
-
l’établissement de paramètres sociaux et écologiques
pour le commerce mondial ;
-
la démocratisation de l’économie, allant de prises de
décisions communes et du développement de productions
coopératives, jusqu'à la réforme d’institutions
internationales à faire contrôler par les Nations-Unies :
FMI, Banque Mondiale... ;
-
le développement d’un système juridique international pour
la réglementation des questions financières et
économiques, élargissant les compétences de la Cour
Internationale de Justice (La Haye) à des questions
socio-économiques ;
- Emploi,
politiques sociales et services publics
-
une forte réduction du nombre d’heures de travail ( à
adapter par région ), pour aider à réduire le
chômage. Les pertes de revenus devraient être compensées
suivant la progression des salaires, avec l’aide éventuellement de
subsides publics. Le temps ainsi « libéré »
devrait être utilisé à des fins sociales et permettre de
poursuivre des formations professionnelles ou de la formation continue ;
-
un arrêt de la régression en ce qui concerne la protection sociale
des femmes, à l’occasion des grossesses, des naissances, des
congés pour raisons familiales ou personnelles ;
-
l’introduction ou le maintien d’une protection économique
valable pour chacun, empêchant qu’un nombre croissant de personnes
ne tombent dans la pauvreté, la misère ou l’exclusion ;
-
l’établissement d’un lien entre les charges sociales
à payer par l’employeur et les profits réalisés, et
non plus lié aux salaires et au nombre de personnes
employées ;
-
une initiative exceptionnelle de solidarité à payer par les plus
grosses fortunes en faveur d’un « Fonds spécial de
suppression du chômage de masse », en particulier pour
créer des emplois indispensables à notre société
mais qui ne sont pas dans domaines rentables (non-marchand ou de
proximité) ;
-
la fin des coupes dans les budgets de santé et de
l’éducation ou dans les services d’intérêt
général (postes, transports publics...) et la création de
réseaux de services européens ;
-
la redémocratisation des médias.
-
prendre de réelles décisions en rapport avec les conclusions de
la Conférence de Rio de 1992, particulièrement en ce qui concerne
les émissions de CO2 et l’usage des engrais de phosphates
industriels, ainsi qu’à l’égard de l’Agenda 21
et du développement durable ;
-
la promotion des économies d’énergie et de la production
d’énergies renouvelables ;
-
le développement d’une économie et technologie socialement
et écologiquement soutenables ;
-
la fin de la production d’énergie nucléaire ;
-
le rejet strict de toute interférence génétique dans le
génôme humain ;
-
la réglementation au niveau mondial du brevetage et de l’usage des
semences génétiquement manipulées dans le but de
protéger la biodiversité et la liberté ainsi que le
bien-être des petits agriculteurs ;
-
des politiques qui encouragent les petits agriculteurs et le type
d’agriculture qui respecte la terre et les animaux.
- Les
réfugiés et l’immigration
-
s’attaquer aux causes des migrations forcées, qui sont
principalement sociales et économiques, plutôt que de s’en
prendre aux immigrés et aux réfugiés eux-mêmes ;
-
une directive de l’Union Européenne contre les discriminations
raciales et religieuses ;
-
un accueil humain pour les demandeurs d’asile ;
-
des stratégies intégrées non-violentes de
résolution des conflits au lieu de dépenses
supplémentaires pour la défense et pour les forces
d’intervention militarisées ;
-
faire revivre le consensus anti-fasciste qui existait après la
Deuxième Guerre mondiale d’où les Nations-Unies sont
nées, particulièrement en raison des dérives vers la
droite présentes dans la politique de nombreux Etats
européens ;
-
une pression pour un renforcement de l’Organisation pour la
Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) à
considérer comme le fer de lance d’une coopération globale
au niveau politique, économique, social, culturel et écologique.
Tout
ce qui a été évoqué ici, sont autant de
possibilités pour travailler ensemble à un changement de cap en
Europe.
Personne
ne peut tout faire. Mais tout groupe, tout rassemblement ou réseau est
un nouveau pas dans la direction d’un Europe nouvelle.
V
LES PROCHAINES ETAPES DU PROCESSUS
- En
mai/juin 1998
ce DOCUMENT KAIROS pour l’Europe sera publié, d’abord en
anglais, français et allemand, et également dans le plus grand
nombre de langues européennes possibles, certainement en Hongrois, Russe
et Suédois. Il portera la signature d’individus, groupes et
organisations. Le nombre important de réponses, faisant suite aux
premières versions de ce texte depuis 1996, démontre
qu’aucun document ne pourra prétendre refléter à lui
tout seul et de manière appropriée les situations multiples et
variées des régions européennes.
Ce
texte doit donc être pris comme un appel à la discussion. Nous
invitons les groupes de base, organisations, paroisses, communautés de
croyants, syndicats à examiner les questions et propositions
présentées ici à partir des faits dont ils sont
témoins et à partir de leur propre perspective, à
rassembler le vécu des gens et des descriptions
d’expériences d’alternatives. De tels récits
pourraient décrire comment le néolibéralisme vous a
touché et comment vous y avez réagi.
- En
juin 1999, nous rassemblerons l’ensemble des réponses et les
publierons
.
De cette manière, nous espérons soutenir un processus par lequel
un grand nombre de groupes et mouvements de toute l’Europe jetteront un
éclairage contrasté sur les grandes questions qui nous
préoccupent et qui développera encore notre capacité
à créer des alliances.
- En
octobre 1999
,
Kairos Europe organisera à Bruxelles une grande rencontre de groupes et
organisations à la base. Nous y échangerons notre vécu et
nos conceptions, et ensemble présenterons nos revendications dans une
audition au Parlement européen. Il devrait sortir de cette rencontre une
version grandement améliorée de ce Document qui tiennent compte
de l’expérience collective en provenance de toute l’Europe.
Le groupe espagnol de Kairos parle de ‘Kairos 2000’, parce que lors
de l’année 2000 nous espérons apporter en contribution
notre expérience et nos conceptions aux rencontres intercontinentales de
mouvements sociaux particulièrement celles soutenues par le Conseil
Mondial des Eglises.
- Dans
la période intérimaire de 1998 à 1999
,
nous invitons les différents groupes en Europe à renforcer les
rassemblements déjà actifs ainsi que les initiatives conjointes,
et à s’assurer que les questions et suggestions ici
soulevées soient mises en avant. Entre autres, de tels rassemblements et
regroupements sont par exemple :
-Les
sommets alternatifs aux sommets semestriels des chefs de gouvernement de
l’Union européenne de juin et décembre qui feront suite aux
contre-sommets et aux marches européennes de juin 97
-
le suivi des initiatives prises à la suite de la Seconde
Assemblée Oecuménique Européenne de Graz (1997)
-
« Le processus confessionis », ayant rapport avec
l’économie mondiale (Alliance Mondiale des Eglises
Réformées, Genève) et le Programme anti-Mammon (Alliance
Réformée, Allemagne)
-
Les agendas locaux 21
-
Les différentes initiatives à l’occasion du Millenium comme
« Jubilé 2000 »
-
Le Forum permanent de la société civile (Bruxelles)
-
Le Collège des Femmes Européennes (Zürich)
-
Le « World Meeting against Neoliberalism »
-
Le processus « Mondialisation, mouvements sociaux,
exclusion » (Conseil Mondial des Eglises, Genève)
- Du
12 au 14 juin 1998
,
Kairos Europe tiendra un rassemblement international de tous ceux qui sont
impliqués ou intéressés par ce processus, et souhaitent
participer aux étapes suivantes. Il se tiendra à Cardiff en
même temps que le Conseil Européen marquant la fin de la
présidence britannique.
L’ensemble
de ce processus devrait servir à la construction réelle
d’un mouvement. La force de ce mouvement et son aptitude à
produire un changement social constructif, décidera de la
possibilité de libérer l’Europe du
néolibéralisme sous ses différentes formes. En partenariat
avec les mouvements sociaux des autres continents, il permettra
d’éviter le désastre qui a déjà
submergé les deux tiers de l’humanité. Des alternatives
sont possibles. Une Europe de la justice, de la paix et de la conscience
écologique ne doit pas forcément rester un rêve utopique,
à condition que, partout sur le continent ce rêve puisse
réunir et inspirer des gens lucides et motivés.
DEUXIEME
PARTIE
I.
Un exemple de réflexion critique pouvant améliorer nos
capacités à former des rassemblements et réseaux :
Les
Eglises chrétiennes
1.
Les fondements bibliques des Eglises chrétiennes
En
général, les organisations, mouvements et spécialement les
communautés de croyant disposent d’un ensemble de
références qui, durant leurs périodes
« primitives » ont été mises par
écrit. En témoignent la Bible hébraïque
pour
le peuple juif (appelée plus tard « l’ancien
Testament » par les chrétiens), les écrits des
communautés messianiques des premiers chrétiens (appelés
ensuite « le Nouveau testament »), le Coran, et
également
le
Manifeste du Parti Communiste et les écrits de Karl Marx... Des groupes,
des communautés se rémémorent constamment leurs contenus.
Ceux-ci ont vu le jour dans des contextes socio-historiques précis, mais
de plus doivent être réinterprétés à chaque
époque. C’est la raison pour laquelle ils peuvent être mal
interprétés. Ceci est également vrai de la Bible.
Souvent
en cas de conflits, certains appuient leurs positions par des versets bibliques
sortis de leur contexte. Grâce à la théologie de la
libération et de l’interprétation socio-historique de la
Bible, il est maintenant évident que tous les textes bibliques se
situent dans un contexte social, économique, politique et
idéologique précis et doivent être compris sous cet
éclairage.
La
lecture des traditions bibliques, qui s’étendent sur un
millénaire ( de 1250 jusqu'à 120 ap JC ) mène à y
reconnaître
un
fil conducteur
.
Le peuple d’Israël, et ensuite les communautés du Messie
juif Jésus se considèrent comme libérées par Dieu
et appelées à vivre et témoigner d’une alternative
parmi les nations environnantes. Le contexte est celui de l’ancien
Proche-Orient et de l’empire gréco-romain. La Bible décrit
ces société de royaumes urbains et des grands empires comme des
sociétés qui, économiquement, utilisaient des esclaves,
politiquement étaient avides de conquêtes et forçaient les
autres nations au paiement de tributs, culturellement étaient des
sociétés où la violence étaient habituelle.
Par
opposition, le message biblique est celui d’un Dieu qui écoute les
cris des esclaves opprimés, voit leur misère et les libère
de l’oppression des Egyptiens (Exode 3ss). Les esclaves
libérés s’installent sur les montagnes de Palestine et
forment une société villageoise solidaire. Ils comprennent leur
mission comme celle de « travailler la terre et de prendre soin
d’elle » (Genèse 2,15)
Quand
plus tard des familles enrichies introduisent la monarchie, en dépit de
l’opposition des petits agriculteurs ( cfr Juges 9 et 1 Samuel 8),
l’option fondamentale alternative se retrouve présente à
nouveau au sommet de la société grâce aux prophètes,
qui critiquent ceux qui sont au pouvoir. (cfr en particulier 1 Rois 21ss sur
Elie et les livres des prophètes Amos, Isaïe, Michée,
Osée et Jérémie). Leurs grands thèmes sont la
justice, la paix (shalom) et les relations à établir entre
personnes, nations, et aussi entre humains et autres créatures
(Osée 2, 20-24). Celles-ci doivent exprimer la relation d’Alliance
des gens avec le Dieu de justice, de paix et d’amour pour toutes les
autres créatures (Psaume 8 et 104).
Après
la chute des Royaumes (722 av JC pour le Nord/ 586 av JC pour la Judée),
différents initiatives importantes vont être consacrées
visant à donner à Israël des lois qui instaure un Etat juste
(ainsi la journée annuelle et nationale de Réconciliation,
l’année sabbatique de repos de la terre, l’année
jubilaire de libération des esclaves, de la suppression des dettes et de
la répartition égalitaire des moyens de production (
Lévitique 16 et 25).
Quand
finalement les empires hellénistes et romains devinrent totalitaires
(Daniel 2, 3, 7), les Israélites se sont mis à résister,
dans l’espoir d’une nouvelle société à visage
humain (le royaume de Dieu). Ils ont dit non à
l’hégémonie du pouvoir absolu et de la richesse (Daniel 3).
Ils se sont tournés vers des alternatives à petite échelle
comme les communautés d’Esséniens dans le désert
près de la Mer Morte ou comme Jésus vivant au sein de la
société parmi les pauvres. Les petits groupes de premiers
chrétiens ont été comme les semences des
communautés messianiques qui ensuite, se sont répandues au
travers de tout l’Empire Romain et même au-delà (Marc 10,
42-45). Pour Jésus, elles constituaient déjà les vrais
signes du Royaume de Dieu. L’apôtre Paul les voyait comme le
commencement d’une nouvelle humanité (Romains 5) au milieu
d’un ordre mondial caractérisé par l’injustice et
l’incroyance (Romains 1, 18). « Toute la création et
les enfants de Dieu espère la libération, car elle
expérimente la souffrance du travail de la nouvelle
création » au milieu de la violence actuelle (Romains 8,
18-25). Dans sa lettre aux Galates, Paul résume les principes de base de
cette société fondée sur un Dieu d’amour , de
justice et de solidarité par cette phrase : « Il
n’y a plus ni juif, ni grec ; ni esclave, ni homme libre ; ni
homme, ni femme ; car tous vous n’êtes plus qu’un dans
le Christ Jésus » (Galates 3, 28)
Cette
concrétisation politique et économique de l’amour du
prochain, présente au cœur des conflits du peuple
d’Israël, avec les autres nations mais aussi de manière
interne, trouve sa source dans une expérience bouleversante de Dieu.
Celle-ci va au-delà des dimensions socio-économiques et
politiques et comprend tous les aspects de la vie humaine ; de la vie
personnelle ou intérieure, familiale au sens restreint ou plus large,
d’une vie de relation ouverte sur le voisinage, la région, la
nation, le monde, l’univers entier. Ces quelques pages ne peuvent que
l’ébaucher, et encore ce Document Kairos ne développe-t-il
principalement que l’aspect social.
Par
ailleurs, chaque société est comme façonnée par
Dieu, son Esprit, qui soutient tout ce qui y vit et s’y développe,
structures et institutions.
2.
quand des théologies soumises à la logique d’Etat et du
capital justifient l’injustice, la non-paix et
la
destruction de l’environnement.
Le
Document Kairos pour l’Afrique du Sud a mis en évidence le fait
qu’à l’intérieur des Eglises, le courant
prophétique et critique n’est pas le seul à être
présent et à s’exprimer officiellement.
Il
existe des groupes, des Eglises entières, qui soutiennent activement des
politiques et des systèmes économiques injustes, ou qui jettent
un voile sur l’injustice dans de tels systèmes, et donc les
soutiennent indirectement (voir §3 plus bas).
Le
soutien au système d’Apartheid
par l’Eglise Réformée Hollandaise en Afrique du Sud a
été un exemple d’un tel support actif, comme le fut celui
donné au
régime
nazi
par les « Chrétiens allemands », une branche
particulière de l’Eglise protestante d’Allemagne et
d’autres groupes national-socialistes.
Des
exemples semblables en
Europe
de l’Est
sont le fait de ces dirigeants d’Eglises qui s’étaient faits
les amis des dictateurs. Ils bénissaient les fusées du Pacte de
Varsovie et condamnaient les objecteurs de conscience. Maintenant, ils donnent
leur bénédiction à l’OTAN. C’est ce
qu’on appelle « le travail pour la paix » dans la
théologie officielle.
Comment
ces aberrations de la théologie d’Etat sont-elles possibles, vu le
clair fil conducteur de la Bible ?
D’abord,
parce que l’on sort les passages de la Bible de leur contexte. Ainsi, la
parabole des talents (Matthieu 25,14), une fois sortie de son contexte, est
parfois présentée comme un encouragement à pratiquer les
taux d’intérêts les plus élevés possibles - ce
qui est contraire à l’interdit de l’usure présent
tout au long de la Bible ! Deuxièmement, il y a par exemple dans
la Bible des passages remontant au temps du Royaume d’Israël qui
rendent légitime l’exercice du pouvoir absolu par les monarques
(au temps de Saul, David et Salomon environ 1000 av JC). Bien que, par la
suite, ces royaumes fussent considérés de manière
très critique par les prophètes et, après la chute de ces
royaumes du Nord et du Sud, par presque tous les groupes sociaux en Israël
et Juda, sans parler de Jésus lui-même (Marc 10, 42-45), les
« théologies d’Etat » légitiment le
pouvoir en soi sur base de ces mêmes textes.
La même chose est encore vraie pour le passage de l’Epitre aux
Romains (13, 1-7) qui parle de l’obéissance aux autorités
et est généralement isolé de son contexte.
En
Europe aujourd’hui, il n’y a guère d’Eglises qui,
ouvertement et activement, soient en faveur d’une domination totale du
marché capitaliste et du soutien idéologique et politique
néolibéral qui l’accompagne.
Il
existe cependant un phénomène en Europe auquel nous avons certes
fini par nous habituer, mais qu’il est urgent de mettre en
question : à savoir que des partis politiques se nomment
eux-mêmes « chrétiens ». Sous leur forme
actuelle, ils sont nés après la Deuxième Guerre mondiale
et s’inspiraient de l’enseignement social de l’Eglise
catholique. Pour les chrétiens issus de la Réforme, cela aurait
dû être problématique dès le début, du fait
que
le nom du Christ soit associé à des groupes qui détiennent
un pouvoir politique, de la même manière que Luther a
rejeté pour des raisons bibliques cette manière de faire qui
avait été utilisée par l’Eglise impériale
médiévale.
Mis
à part cette difficulté originelle, il y a actuellement un
problème urgent à régler.
Prenons
l’Allemagne comme exemple. Dans ce pays, une coalition de l’Union
démocrate « chrétienne » (CDU)/ Union
sociale «chrétienne » (CSU) gouverne avec les
libéraux-démocrates (FDP). Ce dernier parti a opté pour le
marché sans restrictions et les bénéfices au profit des
plus hauts revenus. Il constitue le fer de lance du
néolibéralisme en Allemagne. La majorité de la CDU/CSU
s’est pleinement alignée sur cette politique
néolibérale et l’impose sans réserves, de concert
avec le FDP, sous une appellation de politique
« chrétienne ».
Il
y a néanmoins des minorités dans ce parti, dans des
comités de travailleurs qui se préoccupent de questions sociales
et qui ne partagent pas ces options.
Derrière
l’existence de partis chrétiens agissant ainsi se trouve
présente la conception d’une « théologie
d’Etat liée au capitalisme ». Ceci représente la
« fausse église », un concept que Dietrich
Bonhoeffer appliquait à ces groupes des Eglises allemandes qui
soutenaient activement le régime nazi et ont persécuté,
entre autres, la vraie Eglise, l’Eglise confessante.
Ainsi,
dans leur déclaration commune récente, les Eglises allemandes
rejettent « une pure économie de
marché » ; ce faisant, elles s’attaquent aux
conséquences et pas aux causes. Elles sont silencieuses sur le fait que
précisément une telle politique, sous le nom de
« chrétienne » est réalisée en
Allemagne par le parti Chrétien Démocrate. La raison apparente de
ce silence semblerait être d’éviter des conflits avec les
pouvoirs économiques et politiques.en place. Tous les pays
d’Europe n’ont pas de partis dont le nom soit explicitement
« chrétien », mais néanmoins se pose la
question de savoir si les Eglises chrétiennes supportent le
néolibéralisme.
Nous
appelons les Eglises d’Europe à déclarer qu’appeler
des politiques néolibérales du nom de chrétien,
c’est déshonorer le nom du Christ, et porte atteinte en profondeur
à la crédibilité des Eglises et au message chrétien
de « bonne nouvelle pour les pauvres » (Luc 4,18).
3.
réconciliation fictive sur base d’ecclésiologie
Le
document Kairos pour l’Afrique du Sud indique le point faible le plus
répandu de bon nombre d’Eglises :
une
réconciliation à bon marché sans vérité ou
justice. Se mettant en soi-disant position de neutralité, les Eglises
tentent de faire des déclarations équilibrées,
s’efforçant de ne favoriser aucun des deux camps. Ou alors elles
restent silencieuses dans la mesure où un risque existe
d’affrontement avec le pouvoir. La solidarité avec les victimes se
limite souvent à des mots et ne se transforme pas en engagement concret.
Le
point central est le suivant. Lesgrandes Eglises ont inclus dans leurs
déclarations ce que les théologies de la libération
soulignent avec insistance : la foi en Dieu présentée dans
la Bible s’accompagne d’une option préférentielle
pour les pauvres. Cependant les Eglises ne reconnaissent pas que cette position
théologique officielle suppose un non clair aux structures
néolibérales et aux politiques qui favorisent les riches. Ainsi,
l’Eglise ne rejette pas en réalité le système
capitaliste de marché mondialisé, d’où proviennent
tant d’injustices que l’Eglise critique. Dans la déclaration
conjointe des Eglises allemandes, le concept de
« capitaliste » est soigneusement évité. Et
même s’il devait arriver que les Eglises aient l’intention de
condamner ce système capitaliste mondial,
il
resterait toujours à nommer les partis et les gouvernements qui portent
le drapeau des politiques néolibérales. Certes, la plupart des
partis politiques se sont adaptés aux structures du marché
mondial. Néanmoins les forces qui donnent l’impulsion, peuvent
être nommées et on peut interpeller les oppositions
démocratiques pour qu’elles jouent pleinement leur rôle.
Pour
donner un autre exemple, les Eglises disent « Oui »
à une agriculture basée sur des principes écologiques
écologiques ainsi qu’au développement soutenable, mais
elles ne disent pas « Non » à l’agro-business.
Sans un non clairement défini, la résistance ne peut pas se
développer, le changement structurel continuer et le Oui aux principes
écologiques est mou et inefficace.
Nous
appelons les Eglises européennes à ne pas éviter le
conflit avec le pouvoir et l’argent.
La
réconciliation ne peut devenir réalité et se
développer que sur base de vérité et de justice et, si les
conflits d’intérêts sont affrontés et non
évités. En particulier, elle ne peut se développer
là où les mensonges, les demi-vérités et la
répression sont des pratiques courantes.
4.
La décision fondamentale aujourd’hui de la théologie
prophétique : la vie pour tous au lieu de l’argent pour
quelques-uns.
L’économie
actuelle avec ses structures et ses valeurs, sert un but abstrait :
l’accroissement à court terme de la richesse monétaire.
L’objectif tout à fait à l’opposé de la
théologie prophétique et des mouvements sociaux est celui
d’une vie digne pour tous ceux qui vivent aujourd’hui ainsi que
pour les générations futures
et
un bon environnement. Le premier pas est de montrer de la solidarité
envers toute vie mise en danger ;
les
travailleurs qui combattent pour des emplois réels et stables, les
chômeurs, les sans abris, les handicapés, les
mères-célibataires et les jeunes sans avenir ne doivent pas
être considérés comme des objets d’actions
caritatives, mais comme des personnes dont les initiatives méritent le
soutien de tous les secteurs des Eglises. A mesure que ces initiatives se
développeront, les rassemblements iront en s’élargissant,
parce que de plus en plus de groupes et de personnes dans la
société sont menacés.
Il
est facile de faire la sourde oreille face à la Nature ou aux
générations futures. Elles ne peuvent ou ne peuvent pas encore
s’organiser ! Ce sont surtout les femmes touchées par la
violence ou la discrimination sociale qui font entendre leurs voix. Partout
dans le monde des femmes développent des conceptions nouvelles de la vie
et de la convivialité. Leur horizon n’est pas la
compétition mais la coopération ; pas la carrière
individuelle, mais la communauté ; elles ne calculent pas en terme
de profits personnels mais en terme de relations ; elles ne parlent pas de
conquêtes à faire mais de guérisons. Par leurs
manières de faire, elles démontrent que c’est un mythe
développé par ceux qui ont des intérêts
économiques que de dire que les besoins sociaux et les objectifs
écologiques sont impossibles. De telles conceptions nous aident à
dépasser une attitude de complaisance, à mobiliser une
résistance à l’égard de tout ce qui affaiblit une
vie pleine et totale et à développer de nouvelles manières
de vivre solidaires et écologiques.
En
Europe aussi, un nombre croissant de mouvements soutient de telles
conceptions : mouvements écologiques, mouvements sociaux et
mouvements de solidarité internationale. A l’intérieur des
Eglises, ce sont les groupes et réseaux du processus conciliaire
« pour la justice, la paix et la sauvegarde de la
création ». Ils s’efforcent sur base de la
redécouverte du message biblique de réaliser de telles
conceptions. Il en résulte souvent des conflits avec les structures de
pouvoir et de richesse.
Arrivés
ici, nous appelons les Eglises à prendre clairement position, à
identifier les structures et mécanismes qui détruisent la vie et
à soutenir les forces qui défendent la justice.
En
Afrique du Sud, Corée et Amérique Latine on a vu que les Eglises
peuvent être persécutées en compagnie de ceux qui souffrent
l’injustice. Mais en même temps, elles ont été
soutenues par ces victimes. Une nouvelle vie s’est
développée à l’intérieur des Eglises qui
protégaient et aidaient ces personnes en danger. En Europe,
les
Eglises perdaient probablement certains privilèges dont elles jouissent,
vu leurs liens étroits avec l’Etat, les empires et ensuite avec le
capitalisme. Mais pour ceux qui souffrent, elles redeviendraient un signe
d’espoir.
On
déplore depuis longtemps l’échec des Eglises sur la
question sociale au cours du XIX° siècle. Depuis cette
époque, de larges couches de la classe ouvrière ont quitté
celles-ci. C’était l’époque du
« capitalisme manchestérien » et du
libéralisme classique, qui s’est terminée avec la
« Grande Dépression » de 1929 et deux guerres
mondiales. Maintenant en cette période de néolibéralisme,
les Eglises font face à cette question comme si elles voulaient
répéter cette erreur. Maintenant pourtant s’offre à
nouveau une chance de prendre une position claire et de soutenir l’espoir
de ceux qui sont en lutte. C’est le Kairos.
Souvent
on objecte à cette prise de position qu’elle mettrait
l’unité de l’Eglise en jeu. Au reste, dit-on, il y a un
nombre croissant de groupes évangéliques et charismatiques
préoccupés avant par le salut individuel.
On
affirme que ces groupes se diviseraient, si les Eglises prenaient une position
claire dans ces conflits d’intérêt de type économique
et politique.
Les
Eglises devraient clairement faire remarquer à ces groupes
centrés sur l’individu et sur l’âme que cette
conception n’a pas son origine dans la Bible mais dans un dualisme
(corps-âme) moderne et dans l’individualisme dû au
libéralisme. Par ailleurs, ces mouvements évangéliques et
charismatiques sont engagés dans une recherche tout à fait
spécifique de spiritualité et de communauté au sein
d’une société matérialiste. Le débat sur ces
questions devrait être mené au sein des communautés et des
milieux où ces personnes vivent.
C’est
là qu’on verra clairement l’aide à leur apporter, et
la manière dont la Bible peut libérer et guérir tous les
facettes de leur vie. En Amérique latine, beaucoup de groupes
pentecôtistes coopèrent avec des communautés de base
chrétiennes qui se réfèrent à la théologie
de la libération ; ils accomplissent un réel travail
d’amélioration des conditions de vie des gens.
Jésus
en son temps, a lutté contre les Romains et les juifs conformistes en
faveur de la justice et la paix.
En
même temps, il guérissait et formait des groupes de disciples
engagés au soutien mutuel et au service d’autrui.
La
conception décrite ici est un défi pour l’Eglise
prophétique elle-même, pour la réforme de
l’institution et pour un nouveau comportement au sein des institutions.
Concrètement, l’Eglise pourrait retirer son argent des grandes
banques et l’investir dans des banques alternatives. Elle pourrait donner
l’exemple d’une juste répartition du travail et des revenus.
Elle pourrait utiliser ses terrains à des fins sociales et
écologiques. En bref, elle pourrait « être un bon
exemple pour les autres groupes sociaux » (Martin Luther). Même
si les puissants rejettaient ces bons exemples, ou même
persécutaient les Eglises, cette solidarité compatissante
constituerait une identification avec l’expérience habituelle des
gens pauvres, à l’image de Jésus.
L’objectif
de ce processus de clarification et de réorientation des Eglises,
paroisses et mouvements chrétiens ne doit pas conduire celles-ci
à être en perpétuel souci d’elles-mêmes. Cette
introversion est précisément la principale erreur actuelle de
grandes composantes de l’Europe chrétienne. Nous n’appelons
pas seulement les Eglises, suivant leurs fondements bibliques, à prendre
position au côté des victimes de l’injustice
économique, politique, militaire et culturelle pour donner ainsi un bon
exemple. Nous les appelons, dans une Europe aux nombreuses croyances et
cultures, à renforcer
le
dialogue avec toutes les communautés de croyants, syndicats et
mouvements sociaux
.
La coexistence sur base égale de personnes provenant de
différentes nations, cultures et religions est une part essentielle du
message chrétien. C’est là, la dimension extérieure
même de la communauté des croyants avec le Dieu biblique qui aime
sa création.
Paul
voyait dans la coexistence pacifique, à égalité entre
juifs et chrétiens au sein des communautés chrétiennes,
le
témoignage fondamental de celles-ci à l’égard de
l’empire romain. Celui-ci reposait sur une classe dirigeante de Romains
et de leurs alliés d’une part et des peuples soumis d’autre
part. « La paix par la force » se trouva ainsi
confrontée à une « paix basée sur une
citoyenneté égale pour tous ». C’est le message
de la Lettre aux Ephésiens.
Les
conflits n’existent qu’avec des groupes qui abusent de la religion
aux fins d’oppression ou de conquêtes économiques. Le
dialogue dès lors repose sur des critères clairs. Il n’est
pas naïf.
S’il
est mené en accord avec les pratiques bibliques de libération et
de solidarité, il est un signe vivant d’espoir pour tous ceux qui
vivent à l’intérieur ou à l’extérieur
de la « Forteresse Europe » dont les murs de protection
hérités de l’Empire romain visent à une
défense stérile et aveugle à l’égard du monde
extérieur.
Cette
deuxième édition du Document Kairos pour l’Europe a
été recomposée en avril 98 sur base des réactions
d’environ 200 groupes appartenant à divers pays du continent
européen.
La
version française a été réalisée par
Dorothée Bauschke, Jo Bock et François Gobbe.
Adresse
de contact :
Kairos
Europe - c/o F.Gobbe, Clos Chapelle aux Champs 25/7 - B-1200 Bruxelles
tél
00-32- 2- 762.39.20
fax
00-32- 2- 478.70.48