Théologie et Paix, n°8

Appelés à réparer les brèches...

Vaincre la violence : le rôle des Eglises face aux conflits inter-religieux et inter-ethniques

Préface

“On t’appellera réparateur de brèches, restaurateur des ruelles pour qu’on y habite” (Esaïe 58,12). Tel fut le mot d’ordre de la conférence internationale de Church and Peace qui eut lieu à Elspeet aux Pays-Bas du 27 au 29 avril 2001. Cette promesse, le prophète l’adresse au peuple de Dieu à certaines conditions : celui-ci sera digne de ce nom, de cette vocation, s’il renonce à pratiquer une religion superficielle et égoïste réduite à des actes de piété, des jeûnes et des cérémonies de repentance publique si impressionnants qu’ils soient, pour pratiquer la justice que Dieu veut : celle qui consiste à libérer les opprimés et les pauvres, à partager avec tous son pain et son toît.

Le fascicule que vous tenez entre vos mains est un plaidoyer pour que les Eglises et les chrétiens saisissent à pleines mains cette vocation qui est la leur aujourd’hui s’ils veulent être peuple de Dieu : pratiquer une justice qui redonne vie aux ruelles dévastées.

Il essaie de se faire l’écho de cette rencontre internationale. Le rôle et la responsabilité des Eglises dans le contexte des conflits inter-ethniques et inter-religieux y fut abondamment discuté a partir des expériences glanées dans le contexte du conflit des Balkans, de la situation en Irlande du Nord et de celle du Rwanda. Des témoignages furent entendus. Les Eglises et communautés du réseau de Church and Peace furent ainsi mises au défi d’apporter leur contri-bution à la Décennie “Vaincre la Violence”.

Nous espérons que ce recueil animera la réflexion du lecteur sur les thèmes qu’il évoque et l’encouragera à se joindre aux “réparateurs de brèches” dont notre monde a terriblement besoin aujourd’hui.

Marie-Noëlle von der Recke

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Introduction à la Décennie “Vaincre la Violence”

Reinhard Voss

Remarques personnelles sur la redécouverte de la non-violence radicale de Jésus

“Je ne prononce aucune phrase assassine au sujet de personnes qui n’ont pas essayé de me tuer. Je ne tends pas la joue pour recevoir une gifle. Si on me donne une gifle j’en rends trois.”

Ces paroles ont été prononcées récemment dans une interview par le prince de la mode Karl Lagerfeld et elles reflètent une attitude qui se répand actuellement en Allemagne ainsi que dans les états occidentaux. Je retiens trois aspects de cette citation:

• On n’est pas méchant si on vous laisse tranquille.

• On rend aux autres la monnaie de leur pièce.

• On va même au delà de la loi du Talion: “oeil pour oeil, dent pour dent”-qui dans l’Ancien Testament était d’ailleurs destinée à réduire la violence- et on rend trois coups pour un seul.

Lors d’une conférence des Eglises pacifistes historiques qui eut lieu à Chicago en janvier 1994, j’ai assisté à un exercice mené par le coordinateur des Equipes Artisans de Paix (Christian Peacemaker Teams) Gene Soltzfuss pour illustrer la non-violence de Jésus: celui qui a frappé une première fois donne la deuxième gifle avec le revers de sa main droite, signe de mépris - une scène vraiment ridicule !

Cette scène a provoqué chez moi un déclic. Et je crois qu’il en fut ainsi pour les disciples de Jésus, sinon ils n’auraient pas inclu ce point central de la pédagogie politique de Jésus dans les Evangiles.

“Vous avez entendu qu’il a été dit: ”Oeil pour oeil et dent pour dent” mais moi je vous dis: ne résistez pas au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends lui aussi l’autre; si quelqu’un veut prendre ton manteau, donne-lui aussi ta tunique; si quel-qu’un te force à marcher un mille, fais-en deux avec lui” (Matth. 5:38-41)

Je cite ici Walter Wink:

“La personne qui tend l’autre joue dit par là: “essaie encore! Ton premier coup n’a pas atteint son but. Je te refuse le droit de m’humilier.” Ce sont les pauvres qui écoutent Jésus; ils sont rongés par la haine contre un système qui les humilie en leur prenant la terre et ce qu’ils possèdent et en les dépouillant littéralement.”

Walter Wink a démontré de manière remarquable que la troisième voie, celle de Jésus, existe et il a décrit à quoi elle ressemble: entre la fuite et la lutte violente, entre l’asservissement et l’insurrection armée, entre la passivité et la révolte violente, entre le repli et la vengeance, entre la capitulation et la rétribution. C’est une voie pavée d’initiatives à caractère moral, où l’on répond à la violence brutale par l’esprit, l’imagination et l’humour. On ose briser le cercle infernal des humiliations, on quitte le rôle imposé de victime, on ose affirmer sa propre dignité et on attaque le système corrompu ou la conscience de l’oppresseur par la puissance de la vérité “Satyagraha”.

Enfin la non-violence active signifie être prêt à souffrir plutôt que d’abandonner, plutôt être victime de la violence que recourir à la violence. Mais -et il nous faut mettre cela en pratique dans l’initiation à la non-violence dans le cadre de la Décennie qui vient de commencer- si nous voulons être conséquents dans cette acceptation de la souffrance il nous faut aussi nous former pour devenir “aptes à intervenir de manière utile et con-structive dans les conflits, les crises et les affrontements violents”(cité de l’engagement signé par certains membres de Church & Peace lors du rassemblement oecuménique à Bâle en 1989 et de la conférence JPSC à Séoul en 1990).

Je considère que les Eglises et les Chrétiens sont mis au défi de développer le plus largement possible une attitude et une capacité à pratiquer la non-violence active pendant les 10 prochaines années.

A propos de la Décennie “Vaincre la Violence”

La Décennie “Vaincre la Violence” à laquelle l’Assemblée du Conseil Oecuménique des Eglises (COE) réunie à Harare en 1998 a appelé pour les années 2001-2010 trouve son parallèle dans la Décennie lancée par l’Organisation des Nations Unies “Décennie internationale pour une culture de paix et de non-violence pour les enfants du monde”. Cette dernière a été initiée par les lauréats du Prix Nobel de la Paix, le MIR international (IFOR) et d’autres organisations non-gouvernementales.

La décision du COE a eu un prélude de 7 années. Un évêque sudafricain du Comité Central du COE réuni à Johannesburg en janvier 1994 proposa de lancer un “programme pour vaincre la violence” afin de prolonger le travail fort controversé accompli par le COE pour vaincre le racisme et l’Apartheid (Program to Combat Racism - PCR). Pendant plusieurs années cet appel resta sans fruits visibles et un groupe de théologiens conseillers se réunit à Rio de Janeiro en janvier 1996 pour relancer la campagne en mettant sur pied le projet “Paix dans la ville”. Cette campagne était limitée dans le temps - jusqu’à la fin 1998, date de l’As-semblée de Harare.

Dans son texte fondateur de la Décennie de 1999, le COE a invité à s’engager très largement :

“pendant la Décennie ‘vaincre la violence’, l’accent sera mis sur les réac-tions à toute forme de violence et sur leur prévention. Il s’agit de :

• vaincre la violence entre les nations,

• vaincre la violence au sein des nations

• vaincre la violence dans les communautés locales

• vaincre la violence dans la famille

• vaincre la violence dans l’Eglise

• vaincre la violence sexuelle

• vaincre la violence socio-économique

• vaincre la violence résultant des blocages économiques et poli-tiques

• vaincre la violence chez les jeunes

• vaincre la violence associée aux pratiques religieuses et culturelles

• vaincre la violence existant dans les systèmes judiciaires

• vaincre la violence à l’encontre de la Création

• vaincre la violence résultant de la haine raciale et ethnique”.

(Cadre général de la Décennie “vaincre la violence”. Document de travail adopté par le Comité central du COE, 26 août-3 septembre 1999)

Décennie “vaincre la violence” - premières réactions

Ce catalogue est-il confus et irréalisable ? C’est l’avis d’un grand journal allemand libéral (Süddeutsche Zeitung) un jour après l’annonce de l’ou-verture de la Décennie (SZ 7.2.01 “le Conseil mal conseillé”) qui doute que la décennie ait un quelconque effet et craint qu’elle ne se réduise à un exercice édifiant à caractère interne.”

Si les choses se passent comme je l’ai vu trop souvent -on crée des commissions, des sous-commissions, des groupes de travail au sein des Eglises, qui font des propositions et préparent des fiches de travail pour ensuite organiser des ré-unions et formuler des rapports sur le travail des commissions- alors le journal cité aura eu raison.

Dans une interview du journal diocésain de Trêves (“Paulinus” 22.4.2001, p.6), Konrad Raiser a dit à ce sujet:

“L’extension de la “culture de la violence” que nous observons depuis un certain temps représente un défi capital pour les Eglises (...) L’engagement en faveur de la résolution non-violente des conflits qui fut pris dans le cadre du processus conciliaire pour la Justice, la Paix et la Sauvegarde de la Création doit être mis au centre des préoccupations des Eglises”(...) Il faut donc absolument briser le silence concernant la violence et ses causes. Il faut renforcer la solidarité pour mieux résister à la violence. Il faut se former à la résolution non-violente des conflits. Il faut aller à l’encontre de l’accoutumance à la violence par une pratique du dialogue et de la soli-darité.”

Du concret et de l’imagination, voilà ce qu’il faut. Je me réfère ici à la discussion qui a lieu dans le contexte germanique. Le Président du Conseil de l’Eglise protestante allemande (EKD) Manfred Kock a proposé de se concen-trer sur trois des thèmes proposés par le COE:

• prévention de la violence dans nos maisons et nos familles (en particulier violence dans l’éducation et violence contre les femmes)

• mesures de prévention contre la violence motivée par le racisme (concepts pédagogiques pour les paroisses, projets diaconaux pour les jeunes, vigiles, chaînes téléphoniques et autres actions)

• prévention de la violence dans les conflits entre états et intérieurs aux états (il cite en particulier le Kosovo et la Yougoslavie ainsi qu’Israël et la Palestine)

Il plaide pour une “culture de la non-violence en Allemagne” en disant: “il faut que quelque chose change dans les mentalités!” Ce seront les initiatives locales qui décideront si la Décennie doit devenir davantage qu’un “exercice édifiant à caractère interne” pour les Eglises.

Il faut de plus se pencher sur le problème de la violence structurelle, qui est perçue le plus souvent par ses victimes seulement. Il faut, comme nous y invite la théologie de la libération, apprendre à voir et à agir à partir du point de vue des victimes. Cela aussi signifie être sur le chemin de “la Paix juste”.

Le Groupe de Travail des Eglises chrétiennes (Arbeitsgemeinschaft Christlicher Kirchen, ACK) auquel la plupart des Eglises allemandes appartiennent s’est prononcé en faveur de la Décennie. L’organisation pour laquelle je travaille, pax christi, veut la soutenir également. Dans un groupe de travail que nous venons de créer, nous avons constaté que les domaines de travail de pax christi recouvrent assez exactement ceux pro-posés par le COE.

Je ne cacherai pas la vision de l’Eglise qui est la mienne:

“je vois en 2010 de nombreuses paroisses au sein desquelles on trouve tout naturellement des groupes de formation à la résolution non-violente des conflits et à la culture de la paix comme on y trouve aujourd’hui un groupe de jeunes ou un groupe de séniors!” (R.J.Voss, Schalomdiakonat. Erfahrungen und Einsichten zur Gewaltfreiheit, Idstein 2000,62)

Les activités des Eglises officielles sont encourageantes, et les discussions au sein des organismes de travail parmi les jeunes sur une nouvelle “orientation vers une éthique de la paix”sont très prometteuses. Le texte des évêques catholiques allemands “la Paix Juste” (Gerechter Friede) arrive à point et met en évidence un changement de cap dans les grandes Eglises après la débacle en Yougoslavie et au Kosovo.

La Décennie : un défi pour les Eglises pacifistes historiques et pour les grandes Eglises

Le texte des évêques allemands contient une contradiction : il souligne l’appel messianique à renoncer à la violence et le défi de pratiquer la non-violence de Jésus mais il accepte aussi l’idée rationnelle d’une paix “garantie par la violence”.

J’aimerais en quelques thèses souligner cette tension en ce qui concerne la relation entre les Eglises pacifistes historiques et les grandes Eglises:

• Les grandes Eglises ont accompli des démarches importantes dans le cadre du processus conciliaire pour la Justice, la Paix et la Sauvegarde de la Création, affirmant leur engagement réciproque même si elles ne sont pas encore capables ou désireuses de s’approprier la théologie fondamentale de l’Alliance avec ses conséquences politiques. La non-violence en tant que concept politico-religieux a commencé à se frayer un chemin au sein des grandes Eglises.

• Le rôle des Eglises pacifistes historiques n’a été reconnu par les grandes Eglises qu’après la seconde guerre mondiale. C’est seulement à ce moment-là que les péchés historiques commis par les Eglises dans leur lutte contre les Eglises pacifistes historiques ont été “évoqués pour la première fois depuis le 16ème siècle”. (Warneck/Hohmann, 50 Jahre Church and Peace)

• Il reste urgent que les Eglises pacifistes historiques continuent à plaider auprès des grandes Eglises pour un nouveau départ sur le fondement de l’Evangile visant à surmonter la “paralysie de la foi” et la “proximité des puissants” (ibid). Mais plaider ne veut pas dire faire pression de manière fanatique, sinon le changement de cap amorcé par les grandes Eglises risque d’être ralenti inutilement. Des initiatives comme Eirene dans les années 60 et la Diaconie pour la Paix (Oekumenischer Dienst/ Schalomdiakonat) dans les années 90 sont des signes et des étapes exemplaires sur ce chemin.

• Dans l’histoire de Church & Peace, on est passé de la dimension éthico-sociale à la dimension ecclésiologique - du concept du service pour la paix à celui de communauté de Paix. Il faut que les grandes Eglises fassent une démarche analogue. Le terme de communauté est pris ici dans le sens pastoral traditionnel aussi bien que dans le sens moderne de communauté de base.

Si on pense à la “communauté de paix” actuelle et très menacée (“com-munidad de paz”) de San José de Apartadó en Colombie, on découvre la signification spirituelle et politique de telles communautés. Il s’agit de devenir “Eglise de Paix” au lieu d’être Eglise qui plaide pour la Paix - ce processus a déjà commencé.

Perspectives pratiques

Pour terminer, j’aimerais montrer quelques signes d’espérance constatés dans l’environnement socio-politique allemand.

Il y a les deux Décennies déjà mentionnées ainsi que la “plateforme européenne pour la résolution civile des conflits”.

• La médiation scolaire s’établit avec de plus en plus de succès par le biais de groupes de médiation, de programmes de formation pour les élèves médiateurs, de tables rondes.

• Des formations à la non-violence et à des comporte-ments constructifs dans des situations dangereuses se sont répandues- offertes par les milieux pacifistes aussi bien que par la police.

• Des programmes allemands ou européens sur l’intégration, la confrontation constructive et la désintoxication pour personnes désirant quitter les milieux de l’extrême-droite ont été mis sur pieds (par ex. le programme “Xenos”).

• Les groupes de soutien aux requerrants d’asile et les initiatives d’asile dans les églises consituent une forme nouvelle de mouve-ment social.

• La diaconie de la paix dans les milieux d’Eglise et le service civil pour la paix dans le secteur soutenu par l’Etat sont reconnus.

• L’Association pour la Défense Sociale (Bund für Soziale Verteidigung BSV) prévoit un projet d’intervention civile non-violente.

En mars 2001, cette même assosiation a mis par écrit une perspective politique qui devrait pouvoir servir de base de travail tant aux Eglises pacifistes historiques qu’à l’aile pacifiste des grandes Eglises : “le mouve-ment pour la paix est mis au défi de pratiquer un pacifisme politique, actif et combatif. Il devrait être politique dans le sens où il mettrait sur pied des concepts d’actions civiles pour la résolution des conflits de société et des conflits internationaux incluant la critique envers une poli-tique qui s’appuie sur l’action militaire. Il devrait être actif et combatif dans le sens où celui qui veut la paix doit aussi préparer la paix.”

Pour dire la même chose dans mes propres termes (Schalomdiakonat ibid. p. 36) : “pour refuser de s’associer à la logique du pouvoir et de l’armée ou pour lui échapper, il faut que la position pacifiste ait un fonde-ment religieux et prophétique solide. Mais il faut aussi que le pacifisme prophétique et religieux soit en prise avec la réalité politique. Le pacifisme politique a besoin du pacifisme religieux pour tenir le coup, le pacifisme religieux a besoin du pacifisme politique pour ne pas perdre sa pertinence.”

Traduction : Marie-Noëlle von der Recke

Reinhard Voss est secrétaire général de la branche allemande de Pax Christi.

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Conflit dans les Balkans - Rôle et Responsabilité des Eglises en Europe de l’Est et de l’Ouest

• Semences de paix, témoignages des Eglises dans les Balkans

L'intervieweur, Janko Jekic, est co-fondateur et membre du comité de l'association humanitaire chrétienne "Bread of Life" (Pain de Vie) et, depuis son domicile en Allemagne, actif dans l'organisation du soutien pour des personnes qui retournent en Croatie.

Les histoires sont racontées par: Aleksandar Birvis, pasteur baptiste, professeur à la Faculté de Théologie de Novi Sad en Yougoslavie et fondateur de l'Association yougoslave pour la liberté religieuse; Vesna Liermann, collaboratrice dans le projet de Coopération inter-religieuse pour la construction de la paix dans le cadre du Centre pour la Paix, la Non-violence et les Droits Humains à Osijek en Croatie; le Père Stojadin Pavlovic, prêtre de l'Eglise orthodoxe Serbe et membre du comité directeur du Centre Inter-religieux à Belgrade en Yougoslavie; et Jasmina Tosic, co-directrice de Bread of Life à Belgrade en Yougoslavie.

Janko Jekic: Ce matin nous aimerions parler du travail fait sur place, des joies et des défis et comment nous pouvons travailler ensemble dans l’avenir. Laissez-moi commencer par une question au Professeur Birvis: Quelle est votre vision du rôle de l'Eglise dans la construction de la paix dans les régions en conflit?

Professeur Aleksandar Birvis: Les écoles théologiques auxquelles j'appartiens voient le rôle de l'Eglise sous trois aspects. En grec nous disons "leiturgia", "didaskalia" et "diakonia", ce qui signifie "culte et prière", "enseignement" et "service". Nous pouvons travailler pour la paix dans le cadre de ces trois aspects. Les premiers mots que le Christ ressuscité a dit à son Eglise - ses disciples - ont été: "la paix soit avec vous." C'est pourquoi travailler pour la paix est notre tâche. Pour ce qui concerne notre vie de prière et de culte, nous ne devrions pas seulement inclure plus de prières pour la paix et prononcer plus de sermons sur la paix, mais aussi nous concentrer sur toutes sortes de sujets liés à la paix, de la théorie aux instructions très pratiques. Dans le cadre de l'enseignement, nous devons revoir notre pédagogie et les sujets que nous enseignons. Et pour ce qui concerne le service, il est important de veiller à ce que nos oeuvres de service social et les volontaires individuels luttent pour impliquer toutes les personnes dans la construction de la paix .

JJ: Je pense que nous tous, et en particulier nos frères et nos soeurs de l'Europe de l'Ouest et de l'Amérique du nord, présents à cette conférence, sommes très curieux de savoir ce qui se passe dans les Balkans et comment les Eglises contribuent à la construction de la paix. J'aimerais demander à Vesna Liermann de donner un exemple concret de travail pour la paix, dans lequel elle est impliquée à Osijek en Croatie, ville multi-éthnique, site d'intenses batailles durant la guerre.

Vesna Liermann: Après la guerre, j'ai travaillé dans un village en majorité serbe. La plupart des Croates avaient été expulsés; après la guerre ils ont commencé à revenir lentement. Il y a deux églises dans le village: une église catholique et une église orthodoxe. Il y a environ deux ans, le prêtre catholique est revenu et a commencé à travailler dans le village. Mais la coopération entre les deux églises était mauvaise. Le Centre pour la Paix, la Non-violence et les Droits Humains a fait plusieurs tentatives pour améliorer la situation. Au début nous ne savions pas comment nous y prendre. Nous avons eu de nombreuses discussions avec le prêtre catholique et avec le prêtre orthodoxe, mais nous ne réussissions pas à les amener à dialoguer.

Nous avons compris que nous devions passer par les membres des deux paroisses. Ainsi nous avons créé un groupe avec des membres de l'Eglise catholique et de l'Eglise orthodoxe et nous avons fait du porte à porte dans tout le village pour nous informer sur les besoins concrets de la population. Nous avons découvert deux inquiétudes communes. La première concernait le thème de la sécurité - le besoin de se sentir en sécurité dans le village avec deux côtés très nationalistes. Le deuxième problème était la situation économique extrêmement difficile.

Nous avons décidé de nous concentrer sur le deuxième problème -la pauvreté et la mauvaise situation économique. D'abord nous avons apporté les réponses à notre questionnaire au prêtre catholique et au prêtre orthodoxe et nous les avons discutées avec eux. C'est là que nous avons pu constater les premiers fruits: le prêtre catholique, très touché par ce qu'il avait entendu a commencé à travailler pour trouver des moyens de sortir de la mauvaise situation économique. Lentement le diacre orthodoxe a accepté l'idée de coopération oecuménique. Maintenant, deux ans plus tard, il est également engagé dans ce travail.

Il y a par exemple dans l'église catholique un groupe de croyants qui rend visite aux familles pauvres une fois par semaine pour donner un coup de main et parfois faire des repas. (Il est important de préciser que ce groupe est au dessus des partis dans son travail. La nationalité des familles qui bénéficient de son aide ne joue aucun rôle.) A un certain moment, le diacre orthodoxe a créé un groupe d'enfants, et l'a intégré dans ce groupe catholique. Ils rendent visite aux pauvres ensemble et organisent différentes activités pour eux. Le groupe vend les produits artisanaux pour eux. Nous avons constaté qu'en nous concentrant sur les probèmes les plus fondamentaux de la population, nous pouvions contribuer au retour de la paix . Bien sûr les paroisses sont partie prenante de ces efforts. Les résultats sont vraiment étonnants! Lentement nous avons résolu la question de la nationalité.

JJ: Il y a eu tant de rapports sur le côté négatif du rôle de l'Eglise serbe orthodoxe pendant la guerre. J'aimerais demander à notre frère, le Révérand Stojadin, prêtre orthodoxe de Valjevo, de nous donner quelques exemples d'actions de paix, faites par les membres de son Eglise, étant donné que ce genre d'histoires ne sont pas couvertes par les médias.

Père Stojadin: Pendant la dernière guerre dans les Balkans, à la fin du 20è siècle, les nations de l'ancienne Yougoslavie ont été présentées comme combattant l'Eglise à laquelle j'appartiens, l'Eglise orthodoxe, même si l'Eglise orthodoxe était en fait présente dans toutes les régions du conflit. L'Eglise orthodoxe a été présentée comme une Eglise ayant des motivations cachées, mettant de l'huile sur le feu alors qu’elle ne faisait que tenter de sauver ses membres en Serbie, en Bosnie et en Croatie. Je vais partager avec vous deux exemples qui témoignent de l'autre côté de l'histoire.

Durant le dernière guerre, le fils de l'Imam Redza de Zvornik disparut quelque part en Bosnie. La personne la plus active dans la recherche du disparu fut Srecko Radosavljevic, un prêtre orthodoxe de Prnjavor près de Sabac, proche de la frontière bosniaque. Il aida les Musulmans dans leur recherche du fils de l'Imam.

Un autre exemple est celui de l'Evêque Lavrentije de Sabac et Valjevo, qui est allé à Sarajevo pour aider à la libération de Français, de Hollandais et d'Allemands qui étaient retenus captifs. Avec le savoir et la bénédiction du Patriarche orthodoxe serbe Pavle, il a ramené ces personnes de Sarajevo à Belgrade et ensuite à l'aéroport de Budapest, afin qu'ils puissent rentrer chez eux. Pour les Serbes, dans un certain sens, ces prisonniers étrangers étaient des gens "de l'autre côté", parce qu'ils étaient présentés comme ennemis et non comme amis du peuple de Serbie.

JJ: Nous venons d'entendre des membres des grandes Eglises de la région. Maintenant nous aimerions parler avec une personne de la minorité des Eglises protestantes, Jasmina Tosic. Dans le cadre de son travail à "Bread of Life", qui a été fondé par les Eglises Pentecôtiste et Baptiste, elle a été en contact avec des milliers et des milliers de réfugiés de différentes nationalités et régions.

Jasmina Tosic: Je voudrais parler en tant que personne individuelle et non en tant que directrice de Bread of Life. Les chrétiens ont réagi passionnément contre la guerre en Yougoslavie et dans la région d'où je viens. Par sa grâce et sa gloire, Dieu nous a donné les moyens de réagir de manière puissante, exactement comme dans les exemples décrits dans Esaïe 58. Nous ne pouvons construire si nous n’allons pas au devant des besoins quotidiens des gens. Ce que les chrétiens font dans la région est quelque chose qui n'a pas été repris par les médias durant toutes ces années de guerre et on n'en parle toujours pas aujourd'hui. Il y a une voix silencieuse, celle des gens pacifiques et tranquilles. Mais ce silence, cette voix tranquille est plus puissante que toute autre chose. Vous avez entendu des histoires de destruction, mais nous sommes témoins des démarches de reconstruction et nous encourageons les gens ordinaires à faire le bien et à vaincre le mal et la violence dans leur coeur. Tout comme les amis qui viennent de faire part de leurs expériences, nous avons de nombreux programmes: distribution de nourriture, aide dans la recherche d’un logement, service de santé et aide dans la recherche d'une perspective.

J'aimerais beaucoup parler du travail silen-cieux avec Church & Peace et des chrétiens qui se demandent si les Eglises ont réagi correctement par rapport à cette guerre ou si elles avaient fait tout ce qu'elles auraient dû faire pour essayer de l'éviter. Il y a deux ans, en 1999, j'ai participé au Symposium de Church & Peace au Bienenberg lors du bombardement de la Yougoslavie par l'OTAN. Personne ne savait ce qui allait se passer et nous étions tous très frustrés par le sentiment d'impuissance. Après la conférence, il y a eu une réaction incroyable de la part de chrétiens de tous les pays dont les gouvernements étaient en train de bombarder mon pays. En collaboration avec des chrétiens de la Grande Bretagne, de l'Amérique, des Pays-Bas, de l'Allemagne, de la Suède, nous avons réagi et continuons de réagir sans tapage pour faire quelque chose de très important en Yougoslavie. Nous reconstruisons la vie de la population. Je pourrais raconter de nombreuses histoires - des histoires de barrils contenant des produits de première nécessité, de programmes pour réfugiés, de dons de vaches, de porcs et de poulets, etc. - et vous dire comment tout ceci influence la vie de la population. Ainsi la réponse des Eglises et des chrétiens dans la région est tout à fait significative.

JJ: Une dernière question pour Monsieur Birvis au sujet de l’avenir et du travail en faveur de la paix. Quels sont, selon vous, les défis et les possibilités pour construire la paix ensemble avec les théologiens et les laïcs dans les régions en conflit? Quels sont les défis spécifiques dans cette tâche extrêmement difficile de construction de la paix?

Aleksandar Birvis: J'aimerais faire référence à trois démarches accomplies par mes frères méthodistes, pas seulement dans les Balkans, mais aussi dans d'autres régions. La première est la recherche de la vérité, à cause de la promesse de Jésus: "Vous trouverez la Vérité et vous serez libres." Notre tâche est de trouver la vérité. Ceci est très difficile, parce que chaque partie a sa propre version des faits et ses propres aveugle-ments. Nous devons aider les gens à regarder au-delà d'eux-mêmes et à exprimer sincèrement et précisément ce qui s'est passé. Ce n'est qu'à ce moment là que nous sommes prêts pour la réconciliation.

Au sujet des conflits dans les Balkans, nous pensons toujours à la réconciliation entre Serbes et Croates ou entre Albanais et Serbes, etc., mais en réalité, cette réconciliation doit d'abord venir à travers les dirigeants religieux - par les pasteurs, par les Imams, par les évêques orthodoxes et les évêques catholiques. Ce sont ces personnes qui doivent faire ce premier pas. Heureusement quelques uns de ces dirigeants ont d'ores et déjà compris ce qu'ils doivent faire et travaillent ardemment à la réconciliation.

Le véritable fruit de ce travail de réconciliation - la paix dans une cité, dans une région spécifique - ne vient que beaucoup plus tard. La véri-table paix n'est pas juste l'absence de guerre sans résolution des problèmes sous-jacents, comme c'est le cas maintenant dans la région. Je suis reconnaissant pour les solutions temporaires existantes, mais notre travail doit avoir la véritable paix comme conséquence, car nous sommes appelés à être des artisans de paix. C'est un long chemin et parfois plein de détours. Nous devons réaliser combien nous sommes faibles et impuissants et demander à Dieu la force. Nous devons demander que sa grâce édifiante travaille en nous, nous rende suffisamment humbles pour accepter la situation et les personnes avec lesquelles nous entrons en contact. Nous devons aussi réaliser que nous avons tous péché et nous devons être prêts à nous repentir de ce péché. Ce n'est qu'à ce moment là que notre travail avancera et portera réellement ses fruits.

Traduction de l’anglais : Anita Thomas

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• Le pain de vie au miel - l’action persévérante pour la paix

Réponse d’Anthéa Bethge

Lorsqu’on m’a demandé, il y a un certain temps, de réagir aux interventions de ce matin, j’ai volontiers accepté. J’ai pensé à mes nombreux voyages aux Balkans, et aux per-sonnes engagées là-bas à qui je rends visite et que j’écoute. Pour moi c’est fascinant. Ils m’ont beaucoup, beaucoup appris.

Pour illustrer mes propos, je vous ai apporté quelque chose: une assiette. C’est une assiette tout à fait ordinaire. Cette assiette représente symbolique-ment les Balkans. Elle n’est ni ébréchée, ni cassée comme vous pourriez le penser, c’est une simple assiette. Ce qu’elle a de particulier, c’est qu’elle n’est pas vide. Sur cette assiette est posé un morceau de pain - du pain sec. Ce que j’ai appris et découvert pendant cette session, c’est le fait qu’il y a du pain aux Balkans, le pain de vie. Je le dis dans les deux sens: le pain, le pain tangible fait de grain moulu et cuit au four. Ce pain est indispensable parce que les gens ont faim et doivent être nourris. Mais je pense aussi au pain de vie, qui rassasie l’âme, qui rassasie ceux qui ont faim et soif de justice et de paix, de bonnes paroles qui proclament la Bonne Nouvelle. A chaque ren-contre, c’est une découverte: il y a beaucoup de pain de vie aux Balkans .

Au cours du séminaire ici à Elspeet, nous avons appris, nous qui venons du Nord et de l’Ouest de l’Europe, et de plus loin, que la situation dans les Balkans n’est en aucun cas mystérieuse, qu’elle est seulement compliquée. Le professeur Birvis nous l’a rappelé. C’est très important, car si quelque chose semble mystérieux, c’est peut-être qu’on ne s’en est pas assez approché. Et c’est pour cela qu’on ne comprend pas. Lorsqu’on s’en approche suffisamment, on reconnaît qu’il s’agit d’une situation très compliquée, mais on finit par la comprendre. Il existe des réponses aux questions suivantes: Où sont situées ces villes ? Quelle est la composition de la popu-lation, quelles sont les majorités et les minorités ? Quelles sont les histoires des différents groupes dans ces endroits, pendant les dix dernières années ? Quelle est la volonté politique qui les a séparés ? Quelles sont les tâches des Eglises face à la complexité de la situation ?

Il s’agit ni plus ni moins de préserver le don sacré de la vie. Nous avons entendu ici que des tâches différentes ont été accomplies par des Eglises différentes, aujourd’hui, hier, depuis des années déjà. Je souligne ce “dif-férent” car il me semble important qu’il y ait des tâches différentes pour des Eglises différentes. On nous a présenté aujourd’hui trois exemples, et dans aucun de ces trois cas on n’aurait pu remplacer une Eglise par une autre, ou par une troisième, une quatrième ou une cinquième.

Nous avons entendu le Père Stojadin racon-ter comment des prisonniers ont été libérés et comment des prêtres orthodoxes ont ouvert la voie, accompagné des prisonniers de Sarajevo par Belgrade, Budapest et jusque dans leurs pays respectifs. Je crois fermement qu’on nous demandera un jour si nous avons visité des prisonniers. J’ignore si on nous demandera quelle est notre compréhension de l’Etat, ou quelle est la relation juste entre l’Etat et l’Eglise. Je suis convaincue qu’il nous faut changer notre compréhension de l’Etat et de l’Eglise, mais il serait faux d’oublier les prisonniers. Il est juste de conduire les prisonniers vers la liberté.

Par le deuxième exemple apporté par Vesna, nous avons aussi entendu quelque chose de particulier: Aucun problème n’est trop terrible pour ne pas porter en germe la possibi-lité d’un point de départ pour la paix. C’était réellement fascinant d’entendre comment les habitants du village où travaille Vesna ont cherché à définir ensemble les problèmes de la cohabitation et à prendre ensuite comme point de départ l’un de ces problèmes, la misère sociale, pour rendre possible une rencontre oecuménique.

Les habitants du village n’ont pas attendu pour leurs rencontres oecuméniques que l’économie s’améliore. Et ils n’ont pas ignoré cette situa-tion économique désespérée, parce que c’est un aspect trop compliqué. N’aurait-il pas été plus simple de dire: nous organisons une rencontre oecuménique mais nous n’essayons pas de résoudre en même temps les problèmes économiques ? Tenter uniquement la rencontre oecuménique, aurait déjà été assez difficile en soi. Non, il s’agissait de s’attaquer à la misère économique et de transformer ce qui est problème en un élément servant à construire le chemin vers la paix. Cela, je l’ai souvent vécu aux Balkans . Un jour quelqu’un m’ a dit : ”Oui, nous n’avons que des pro-blèmes ici. Nous ne pouvons commencer que par un problème à la fois”. Voilà comment on peut essayer d’exprimer les faits avec des mots. On peut exprimer cela aussi en disant que Dieu est vraiment celui qui peut et qui veut faire le bien à partir des pires situations.

Nous venons d’entendre trois histoires ici et lors du séminaire de ces derniers jours, nous en avons entendu d’autres encore. Elles n’évoquaient pas seulement le pain de vie. C’est pour cela que j’ai apporté un autre symbole de la table du petit déjeuner : le miel.

Je crois que nous qui ne vivons pas aux Balkans, nous avons besoin d’en-tendre beaucoup d’histoires, non seulement de pain, mais aussi de miel. Je dois avouer que la propagande a bien fonctionné dans ma tête. Je ne suis jamais arrivée à penser que les bombardements sur la Yougoslavie soient de quelque manière justes, légitimes, bons, qu’ils aient du sens, qu’ils soient la seule issue possible. Mais la démarche suivante, qui aurait consisté à faire un travail vraiment politique contre ces bombardements, ou à développer des amitiés, à opposer l’amour à la haine, je ne l’ai pas faite. Il m’a fallu un an pour pouvoir écrire à Monsieur Kock, président du Conseil de l’Eglise protestante en Allemagne, pour entamer un dialogue. Un an. Toutes les bombes avaient eu le temps de tomber. C’est pour cela qu’il me faut des histoires qui m’aident à aimer. C’est pour cela que je suis très reconnaissante pour des histoires qui sont pain de vie, avec du miel.

Toutes ces histoires avaient en commun qu’il ne s’agissait jamais d’un travail destiné au groupe lui-même. Aucun de ces groupes n’a fait ce travail pour parvenir à une situation financière meilleure, ou pour obtenir plus de reconnaissance. Il s’agissait toujours de transmettre quelque chose à d’autres.

Et maintenant j’aimerais jeter un regard sur ce qui reste encore à faire. Sur quoi construire la paix, l’avenir, l’oecuménisme ? Comment trouver le chemin de la vérité et de la réconciliation ? Je ne peux pas donner de recette, mais aujourd’hui, j’ai reconnu des éléments sur lesquels nous pouvons tous nous accorder. Ce sont les paroles anciennes qui évoquent trois aspects de la vie de l’Eglise :

• prière et liturgie

• proclamation

• entraide efficace

Je crois qu’il nous faut reconnaître ici ce que toutes les Eglises représen-tées ont en commun. Elles pratiquent ces trois choses : prière et liturgie, proclamation de la Parole et entraide efficace. Nous avons aussi entendu avec joie quelles personnes prennent conscience des besoins communs. Il y a les voisins dans le village où travaille Vesna, les croyants engagés dans leurs groupes paroissiaux. Il y a aussi les couvents serbes orthodoxes qui, assaillis de toute part, travaillent avec l’organisation protes-tante Bread of Life (Pain de Vie). L’idée que les changements viennent des simples croyants nous est familière. Et nous savons que la vie en communauté rend particulièrement fort contre les attaques.

Je souhaiterais aller encore un pas plus loin. Il reste encore énormément à faire pour non seulement reconnaître les autres mais aussi les apprécier. Non seulement reconnaître quand je suis en visite chez d’autres: vous priez Dieu avec d’autres paroles peut-être. Vous proclamez le Royaume de Dieu, peut-être aussi avec d’autres mots, en d’autres langues, mais chez vous j’entends la Parole de Dieu. Je reconnais que votre entraide efficace n’est pas un but en soi, mais elle se fait au nom de Jésus-Christ qui nous donne sa parole de paix. Cela c’est reconnaître l’autre .

Apprécier signifie pour moi que les structures des Eglises, y compris leurs dirigeants se disent les uns aux autres :”Ce que vous faites, vous le faites bien”.

La troisième étape, ce sera certainement de s’asseoir ensemble, là où nous pensons que nous-mêmes -et les autres- devons continuer. La paix, n’est pas vraiment imminente, surtout aux Balkans.

Une autre chose qui s’est imposée à moi durant ces journées, c’est que le succès ne nous est pas promis. Il y a eu l’exemple du mensuel écrit pour novembre et décembre et qui vient seulement d’être imprimé. Le côté tragique d’une prophétie retardée par manque de papier - qui sait ce qui va se passer, nous l’ignorons - mais cet aspect tragique, c’est notre lot. Le succès ne nous est pas promis. Lorsque j’arrive à Zagreb - c’est mon premier arrêt en venant d’Allemagne - j’entends beaucoup parler d’échecs, de ratés, de paroles désagréables pour le moins. L’objectif numéro un d’un projet de paix ne peut être ni la reconnaissance ni le succès , mais plutôt l’action persévérante. Bien entendu, il ne s’agit pas de devenir indifférents si le succès se fait attendre.

Cette action persévérante, j’ai un jour essayé de l’exprimer en hommage à ceux qui procurent la paix. Mes pensées, mes paroles, je les dois aux histoires et aux visages des amies et des amis aux Balkans.

 

Pensées du soir

Que font ce soir

Ceux qui demain procurent la paix ?

Ce soir

Attendre Dieu,

parce qu’il était déjà là,

Parce qu’il est là.

Faire la cuisine et faire le pain,

De la bonne nourriture et de bonnes paroles

Pour gagner le coeur des soldats

Mettre la main à la pâte

Préparer le repas de la réconciliation

Ce soir.

Timidement, franchir les frontières

Etre assis entre toutes les chaises

S’incliner

Lutter avec Dieu

Exiger la bénédiction

Ce soir.

Pleurer dans le noir

Ne pas vouloir se lever

Voir le salut

Ressentir la consolation

Etre accompagné

Ne plus avoir peur des blessures

Ce soir.

Attendre Dieu

Parce qu’il était déjà là

Parce qu’il est là

Ce soir.

(Ecrit dans le silence. Avent 2000)

Traduction : Louise Nussbaumer

Anthéa Bethge est consultante pour groupes et institutions d’Eglises désirant créer des initiatives pour vaincre la violence. Elle est membre de l’Eglise Unie de Rhénanie et active dans des projets d’éducation à la paix et de réconciliation en Croatie et en Bosnie.

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Les Eglises et les Diverses Situations de Conflits Inter-religieux et Inter-ethniques

Echos de la table ronde avec Aleksander Birvis (Yougoslavie), Joe Campbell (Irlande du Nord) et Joséphine Ntithinyuzwa (Rwanda)

• Ce que font les Elgises, ce qu’elles devraient faire davantage

Consolation

Les Eglises ont souvent été un lieu - parfois le seul- de consolation, de guérison, d’expression de la souffrance, d’écoute.

Formation

De plus en plus, les Eglises encouragent la formation à la résolution non-violente des conflits. Il faut aller de l’avant dans ce domaine.

Transparence

Pour regagner leur crédibilité, les Eglises devraient confesser leur co-responsabilité dans les conflits et leurs compromis avec le pouvoir.

Solidarité

Les Eglises devraient jouer leur rôle prophétique en exprimant les besoins de tous et non ceux d’un seul parti en conflit.

Transformation

Les Eglises ne devraient pas prêcher “ le pardon et l’oubli” mais “le souvenir et le changement”.

 

• La Confession de Detmold - un acte exemplaire de réconciliation des chrétiens rwandais

Joséphine Ntithinyuzwa

Je suis rwandaise, mariée et mère de trois enfants. Nous habitons à Strasbourg depuis cinq ans. Nous sommes membres de l’église menno-nite. Ce n’est pas par hasard si nous sommes dans cette église dans laquelle nous ne connaissions personne au départ. Après la tragédie que venait de vivre notre pays, nous avions besoin d’un message de paix et de réconciliation. Nous avons entendu parler de la tradition pacifiste de l’Eglise mennonite et nous sommes allés à l’assemblée mennonite. Nous sommes heureux de ne pas nous être trompés.

Quand nous sommes arrivés en Europe, nous étions reconnaissants d’avoir été épargnés, et de pouvoir vivre en paix, mais en même temps nous nous sentions coupables d’avoir abandonné les nôtres. Nous nous sommes dit que ce n’est peut être pas par hasard si le Seigneur avait permis que nous soyons ici. C’est pour réfléchir à ces choses qu’un groupe de rwandais et européens amis du Rwanda s’est constitué pour prier et réfléchir sur les problèmes rwandais. C’était en 1996 à Detmold en Allemagne. Cette rencontre a donné naissance à ce qu’on a appelé “La Confession de Detmold”.

Le contenu de la Confession de Detmold:

La Confession est composée essentiellement de trois confessions : celle des hutus, celle des tutsis et celle des européens.

Le groupe des hutus dit ceci:

“Nous, chrétiens hutus présents à Detmold reconnaissons que les nôtres ont opprimé les tutsis de diverses manières depuis 1959. Nous confessons le crime de génocide commis par le groupe hutu à l’encontre du groupe tutsi. Nous avons honte des horreurs et des atrocités que les hutus ont fait subir aux tutsis. Nous demandons humblement pardon à Dieu et à nos frères et soeurs tutsis pour le mal que nous leur avons infligé. Nous nous engageons à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour leur rendre honneur et dignité et retrouver à leurs yeux notre humanité perdue”.

Le groupe tutsi dit ceci:

“Nous, chrétiens tutsis présents à Detmold sommes heureux et nous sentons soulagés par la demande de pardon de nos frères hutus. Nous demandons à notre tour pardon à Dieu et aux hutus pour la répression et la vengeance aveugle exercées par les nôtres contre des populations hutus en dehors de toute légitime défense. Nous demandons également pardon à Dieu et à nos frères hutus pour certaines attitudes arrogantes et méprisantes affichées envers eux au cours de notre histoire au nom d’un ridicule complexe de supériorité ethnique”.

Le groupe européen dit ceci:

“Nous, chrétiens occidentaux présents à Detmold, confessons que depuis l’arrivée des premiers européens au Rwanda, nous avons contribué à faire grandir les divisions dans la population rwandaise. Nous regrettons que nos pays, par la livraison d’armes à toutes les parties, aient favorisé la violence. Nous demandons sincèrement pardon à Dieu et à nos frères et soeurs rwandais et nous voulons nous engager avec Jésus dans un chemin d’écoute, de respect et de solidarité”.

Cette expérience nous a encouragés dans l’idée que la réconciliation était possible mais que le Seigneur avait besoin d’hommes et de femmes pour se tenir dans la brèche. C’est pourquoi nous avons diffusé à grande échelle cette confession pour que Dieu puisse l’utiliser. Evidement les réactions étaient partagées. Nous avons reçu beaucoup d’encourage-ments mais en même temps des critiques compréhensibles car elles venaient de cœurs blessés.

En juillet-août 1999, les signataires de la Confession se sont retrouvés au Rwanda où ils ont rencontré des Rwandais dans divers milieux : prisonniers, intellectuels, membres des Eglises (protestante et catholique), asso-ciations et la Commission Nationale pour l’Unité et la Réconciliation, créée en mars de la même année. Cette rencontre au Rwanda a permis de mettre en évidence l’esprit de la Confession qui se résume en trois points:

•Se mettre à l’écoute de la souffrance de l’autre, accueillir sa souf-france telle qu’elle est exprimée et faire preuve d’empathie.

• Exprimer sa propre souffrance et celle des siens sans auto-cen-sure excessive ni ressentiment.

• Confesser “dans la brèche”, ce qui consiste en ceci: accepter d’être identifié à “son” groupe; porter la souffrance causée aux autres par ce groupe; demander pardon au nom de “son” groupe; témoigner d’une attitude qui recherche santé et dignité pour celui qui a été blessé.

Les fruits d’une telle confession “dans la brèche”sont:

• la guérison des blessures du cœur,

• l’éradication des préjugés et des jugements globalisants,

• la restauration des relations fraternelles,

• la réhabilitation physique du pays (“quand le cœur et l’intelli-gence sont guéris, le reste suit”).1

La confession de Detmold se veut être un acte qui consiste à se tenir “sur la brèche” devant l’Eternel en faveur du pays ( Ezéchiel 22:30). Après cette rencontre nous avons vu que le chemin est encore long. On a remarqué le peu d’enthousiasme de certains dirigeants des Eglises et des politiques; mais nous étions encouragés par des initiatives parmi les chrétiens qui avaient été touchés par cet esprit de guérison. Je voudrais notamment parler d’une association: “Oeuvre Africaine d’Evangéli-sation”, qui fait un travail de réconciliation extraordinaire. En septembre -octobre 1999 deux responsables de ce ministère, Joseph et Anastase (un Hutu et un Tutsi) étaient en Europe pour témoigner des miracles de ré-conciliation que Dieu fait au Rwanda.

En octobre 2000, ils étaient de nouveau en Europe où ils ont rencontré la communauté rwandaise à Bruxelles et des assemblées mennonites en France. Après cette rencontre nous avons eu l’idée d’organiser un sémi-naire dans le style des séminaires organisés par nos frères et soeurs au Rwanda. Le but etait de provoquer une rencontre dans un même lieu entre chrétiens rwandais fortement divisés pour leur donner la possibilté de se parler et de s’écouter. Nous marchons par la foi car des projets de ce genre demandent beaucoup de moyens et nous ne sommes que des gens simples. Pourtant nous avons expérimenté que Dieu pourvoie.

Pour conclure, je voudrais dire qu’au vu de l’immense travail à faire, des initiatives comme les nôtres peuvent sembler illusoires. Mais nous savons que, comme Il l’a dit à Gédéon, Dieu nous dit d’aller avec la force que nous avons car Celui qui nous envoie accomplira le reste.

Nous sommes reconnaissants d’avoir trouvé une famille. Nous savons que nous ne sommes pas seuls et cela nous encourage. Nous avons besoin de votre soutien et de vos prières.

Note de la rédaction : Un séminaire de réconciliation avec 45 participants hutus, tutsis et européens s’est tenu en juillet 2001 à Bruxelles.

1. La Confession de Detmold au Rwanda. Compte-Rendu des Rencontres (fait à Kigali le 1er août 1999). Le lecteur intéréssé pourrait avoir une photocopie de deux pages de tout le compte-rendu en s’adressant au Pasteur Michel Sommer.(23, rue Wimpheling F-67000 Strasbourg)

 

• Que faire pour soutenir les chrétiens et les Eglises aux prises avec des conflits inter-ethniques et inter-religieux ?

Ne pas critiquer l’Eglise, car Christ a aimé l’Eglise

Porter les frères et sœurs dans la prière

Faire des visites - Ce qui ne signifie pas faire du tourisme mais marcher assez longtemps ensemble, poser une bonne question, raconter une histoire appropriée

Accueillir, fortifier les artisans de paix fatigués (temps de repos, de formation)

Travailler à la formation à la résolution des conflits chez soi et sur les lieux de tels conflits

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Le rôle prophetique de l’Eglise

Janna Postma

On rebâtira grâce à toi les dévastations du passé, les fondations laissées de génération en génération, tu les relèveras; on t’appellera: “Réparateur des brèches, restaurateur des ruelles pour qu’on y habite” Esaïe 58:12

Chère Eglise de Jésus Christ, venue de tous les horizons,

C'est une communauté bien particulière qui est réunie ici. Non seulement parce qu'elle est composée de membres de plusieurs Eglises et communautés. Mais parce que nous nous concentrons aujourd'hui sur la parole prophétique et parce que nous voulons aussi l'intégrer dans notre action. Nous aimerions tellement réparer des brèches. Beaucoup d'entre nous connaissent les joies mais aussi les déceptions de ceux qui essaient encore et encore de construire là où il y a des ruines, de rétablir des relations là où elles ont été rompues. Parfois on sent la déchirure traverser sa propre personne.

Le chapitre d'Esaïe que nous lisons aujourd'hui est un discours d'exhortation. Vous êtes ici invités chez les mennonites néeerlandais, spécialistes de l’exhortation ! Nos maisons de Dieu sont d’un style très simple, mais elles s'appellent (Vermaning), “exhortation”, “avertissement”. Mais qui est en droit d’exhorter qui, là est toujours la question. Les prophètes ont entendu la voix de Dieu et parlé, mais ils ont été rejetés par leur peuple ou même persécutés. Lorsque nous lisons maintenant ce que le prophète d'Israël avait à dire, nous mettons-nous à ses côtés ou nous trouvons-nous, plus modestement, près de ceux qui l'écoutent ? Je propose la deuxième possibilité. Ce sont les autres qui doivent dire de nous si nos paroles ou nos gestes sont prophétiques.

Notre époque ressemble assez à celle du prophète. Il y a beaucoup de ruines. Chacun a certainement ses souvenirs et certains d'entre nous retrouverons les ruines à leur retour. Nous avons décidé d'y remédier, et cela n'est pas toujours facile, car lorsque nous avons été au milieu d'elles nous portons également les ruines dans notre coeur. Il en va de même pour le prophète. Il parle à une époque chargée de grandes attentes: le peuple d'Israël va revenir de l'exil; un nouvel exode libérateur est promis. Les prophéties annonçant le jugement ont été mises de côté: “maintenant viendra le salut!” “Consolez, consolez mon peuple!” “Nous ne serons plus des apostats, Il est notre Dieu et nous sommes son peuple!” Mais lorsque finalement le peuple sort de Babylone pour rentrer dans le pays, il ne forme qu'un petit groupe. Nombreux sont ceux qui sont restés à Babylone. Ceux qui ne sont jamais partis en exil ont passé 70 ans sans guide spirituel et sont donc profondément démoralisés.

C'est à cette époque que parle notre prophète. De nouvelles déchirures deviennent visibles, pas seulement littéralement, mais aussi dans les divisions entre ceux qui peuplent le pays. Maintenant les gens doivent à nouveau faire face à leur quotidien: habiter les maisons, cultiver les terrains et faire du commerce. Des enfants naissent et il faut bien les nourrir. L'unité dans la reconnaissance à Dieu qui a permis le retour, symbolisée par la construction du Temple, peut donc bien attendre. Il est frappant de voir que le prophète parle à peine de la vie cultuelle. On présuppose que chacun prie son Dieu et jeûne en mémoire des temps de détresse. Le peuple cherche les chemins de Dieu mais il se plaint parce que Dieu ne le reconnaît pas. A cela le prophète répond: “Le jour de votre jeûne, vous savez tomber dans une bonne affaire, et tous vos gens de peine, vous les brutalisez ! Et ensuite vous courbez la tête comme un jonc.” Mais le jeûne qu’Il préfère consiste à “détacher les courroies du joug, à renvoyer libres ceux qui ployaient, à partager le pain avec l’affamé. Elimine le joug, le doigt accusateur et la parole malfaisante!” Et voici enfin la parole prophétique du salut qui se fraie un passage : “Ta lumière se lèvera dans les ténèbres, tu seras comme un jardin saturé, comme une fontaine d’eau dont les eaux ne déçoivent pas. Tu appelleras et le Seigneur te répondra”. Dans ces versets on entend un écho du livre de Job. Le passage que je préfère dans tout le chapitre se trouve au verset 8 : “alors se posera une nouvelle peau sur ta blessure”1. Le prophète connaît les blessures de son peuple, même s'il l’accuse.

Les déchirures, les brèches sont probablement pensées très littéralement. Dans les Psaumes et chez le prophète de l'exil Ezéchiel on voit également à quoi ressemblent les déchirures entres les êtres humains et Dieu, l'être humain et son prochain. Les brèches dans le mur, les brèches dans la vie communautaire. Même lorsque la guerre et l'exil sont terminés et qu'un retour à la vie normale est possible, la violence et l'aliénation ne cessent pas encore. Il est alors nécessaire que certains se placent dans les brèches afin d'être eux-mêmes comme un mur protecteur.

Le psaume 106 dit à ce sujet : Moïse s'est placé dans la brèche, afin que Dieu n'anéantisse pas son peuple. Et Ezéchiel accuse les prophètes juste avant la destruction de Jérusalem : “Des chacals dans les ruines, tels sont devenus tes prophètes, Israël. Vous n’êtes pas montés sur les brèches et vous n’avez pas construit de mur pour la maison d'Israë!”.

Chers amis, qui de nous ne reconnaît pas la situation des Israëlites de retour du pays étranger, bouleversés par la guerre et la division ? Et l'injustice qu'il s'agit d'éliminer afin de trouver les chemins de Dieu, nous la connaissons aussi. Nous attendons un nouveau commencement, nous souhaitons une véritable libération et tout va si lentement. Le prophète parle pourtant du salut.

Mais ce salut n’est pas présenté comme une situation idéale, libre de tout souci, à laquelle tous aspirent une fois ou l'autre. Il s’agit de la proximité de Dieu: si nous nous donnons de la peine pour ceux qui n'arrivent pas à sortir de l'injustice et de la misère, alors Il nous entendra nous aussi lorsque nous l'appellerons. Nous savons ce qu’est l'asservissement puisque nous savons que l'être humain "est ainsi". Cela fait partie de la violence contre laquelle nous nous mettons dans la brèche. Et en ce lieu, il est possible que nous soyons nous-mêmes objet d’hostilité, car nous nous sommes mis du côté de ceux dont les ennemis nient l’humanité.

Ainsi que notre prière soit de pouvoir vivre dans la proximité de Dieu, afin que nous puissions tenir le coup. Et aussi de rester proches les uns des autres, afin que nous n'exigions pas trop de nous-mêmes, mais que nous puissions accepter une main guérissante. Il nous offre le prochain, Il nous offre la communauté des croyants afin que nous puissions apprendre à le connaître. Ce n’est que lorsque nous nous regardons les uns les autres, qu’à son tour Il nous regarde.

1. La traduction française est différente : “ton rétablissement s’opérera très vite”.

Traduction de l’allemand : Anita Thomas

Janna Postma est pasteur mennonite. Elle est engagée au sein du groupe de paix mennonite néerlandais et d’IFOR ainsi que dans le mouvement œcuménique.